Pour ouvrir l’Intime Festival namurois, Anne Teresa De Keersmaeker et Solal Mariotte dansent Brel, ses mots, sa puissance, son aura infinie.
Brel? Le choix était étonnant. Au fil de sa carrière, Anne Teresa De Keersmaeker nous a habitués à une exploration de la musique «savante», «classique», avec Bach comme compositeur récurrent. Même si on la savait capable de bonds vers la pop, la voir aborder une figure aussi populaire que Brel était intrigant. «Jacques Brel est là depuis mon enfance», justifie-t-elle dans Quand elle danse, le livre d’entretiens menés avec Laure Adler, publié récemment. Elle y raconte aussi qu’elle a écrit sa première dissertation en français sur Le Plat Pays. Elle offre aujourd’hui aux spectateurs, dans ce duo avec Solal Mariotte, un tour de chant idéal du Grand Jacques.
Paroles, paroles
Les mots sont rares dans l’œuvre d’Anne Teresa De Keersmaeker. Si la chorégraphe a travaillé sur les chansons de l’icone folk Joan Baez dans Once, en 2002, et si la chanteuse Meskerem Mees faisait partie de l’aventure Exit Above (2023), la parole est ici littéralement omniprésente, par le son bien sûr, mais aussi visuellement, à travers une projection qui est bien plus que du surtitrage. De Mathilde à Jojo, des Vieux aux Bourgeois, de Ces gens-là à Jef en passant par Amsterdam, les mots de Brel prennent une vraie place dans la scénographie de Michel François, recevant ainsi la possibilité de faire résonner leur pertinence et leur acuité persistantes.
Mais cette nouvelle création, au-delà de sa bande-son totalement dédiée aux chansons de Brel, reste un spectacle de danse où le défi pour les corps est de trouver le juste accord avec la musique, comme toujours, mais aussi, dans ce cas, avec la force très cinématographique des paroles de Brel, et avec l’ombre de Brel lui-même, sa silhouette inimitable et sa présence scénique, qui transperce à travers la vidéo.
La complicité est palpable, le dialogue fonctionne. Partout Brel est là.
Deux générations
Pour relever ce défi, Anne Teresa De Keersmaeker a partagé l’écriture avec Solal Mariotte, danseur issu du breakdance, formé à P.A.R.T.S. (l’école d’ATDK à Bruxelles), qui avait créé quand il y était étudiant un solo sur La Valse à mille temps. Sur scène, comme avec le pianiste Pavel Kolesnikov pour The Goldberg Variations (2020), ce sont donc deux générations qui se côtoient. Jeunesse et sagesse, pourrait-on dire. Fougue et expérience, chacun insufflant son propre bagage chorégraphique à l’ensemble. Amenant en finesse quelques figures du breakdance (backspin, notamment), Solal Mariotte épate par sa capacité à se jouer de l’apesanteur et des limites du corps humain. Tantôt il semble aussi flexible qu’Elastigirl, tantôt on a l’impression qu’il se redresse à l’aide d’effets spéciaux. Multipliant pour sa part les clins d’œil à ses chorégraphies iconiques et aux mouvements phares de son vocabulaire, Anne Teresa De Keersmaeker, à 65 ans, fait reposer sa propre partition moins sur la prouesse que sur l’expressivité (celle du visage, notamment), voire la théâtralité, dans un mélange nouveau qui fait songer à sa grande prédécesseure: Pina Bausch et son Tanztheater.
Et ça marche! La complicité est palpable, le dialogue fonctionne. Dans le cône de lumière englobant le micro sur pied, dans le costume gris, dans la stature, dans les images projetées sur la peau nue, Brel est là. Les deux danseurs sont parvenus à trouver leur Brel, leur propre incarnation du mythe.
Raz-de-marée
Jacques Brel est mort en 1978. L’entendre, le voir ramène forcément en arrière. Mais, comme chez tous les grands poètes, les mots pointent des émotions et des sentiments qui ne vieilliront jamais: l’amour (l’incontournable Quand on n’a que l’amour fait partie de la sélection), la désillusion, la peur de la mort, l’hypocrisie, le désespoir…
Et puis, il y a la manière dont ce Brel ramène subtilement à l’avant-plan une préoccupation majeure de notre époque: le dérèglement climatique, évoqué plusieurs fois par Anne Teresa De Keersmaeker dans son livre d’entretiens. Sur Le Plat Pays, que la chorégraphe connaît donc de bout en bout depuis l’adolescence, défilent des images terribles, en noir et blanc, celles du raz-de-marée survenu en mer du Nord la nuit du 31 janvier au 1er février 1953, qui a causé la mort de 2.500 êtres humains et de 30.000 animaux d’élevage. Villages sous eaux, champs dévastés, carcasses de vaches entassées et évacuées par des chevaux de trait… La catastrophe fait écho aux récentes crues meurtrières au Texas, aux pluies torrentielles qui se sont abattues sur la Catalogne en juillet dernier ou encore aux morts de la mousson dans le nord de l’Inde. Au Concertgebouw de Bruges, où le spectacle Brel était présenté en première avant le festival d’Avignon, la superposition de la chanson et de ces archives vidéo sonne, pour ceux qui voudront bien l’entendre, comme un avertissement qui fait froid dans le dos. Les scientifiques ne cessent de le répéter: dans le pire scénario du réchauffement climatique et de la montée du niveau des mers, c’est toute la côte belge mais aussi la Venise du Nord qui sont vouées à être submergées.
A d’autres moments, la vidéo convoque la puissance du feu, et celle de la mer, notamment avec cette vague infinie, s’enroulant à la manière de La Grande Vague de Kanagawa, la célèbre estampe de Hokusai, qui évoque la fin de vie de Jacques Brel, aux Marquises.
Au-delà du drame, Brel rend aussi hommage au don du Grand Jacques pour l’humour. Entre autres avec Les Bonbons, dans la version de 1967. Et glisse encore un petit clin d’œil dans la chanson Rosa, où figure en toutes lettres dans la déclinaison latine le nom de la compagnie d’ATDK. Un coup du destin?
Brel, les 27 et 28 août au Théâtre de Namur dans le cadre de l’Intime Festival. Du 26 au 29 novembre à De Singel, à Anvers; du 7 au 19 janvier au Théâtre national, à Bruxelles; du 3 mars au 2 avril à Viernulvier, à Gand; le 5 mai au Cultuurcentraum d’Hasselt; le 4 juin au Leietheater, à Deinze.Conversation entre Anne Teresa De Keersmaeker et Laure Adler autour du livre d’entretiens Quand elle danse: le 30 août au Théâtre de Namur dans le cadre de l’Intime Festival.
Brel, l’héritage
Depuis sa disparition en 1978, jamais l’œuvre de Jacques Brel n’a cessé de rayonner. On ne compte plus les reprises, en particulier de Ne me quitte pas (encore récemment par Joaquin Phoenix dans le film Joker: folie à deux) et Quand on n’a que l’amour qui, après les versions de Dalida, Maurane, Céline Dion ou Johnny, a été chantée en hommage aux victimes des attentats parisiens du 13 novembre 2015 mais aussi à celles des inondations de juillet 2021 en Belgique. Et puis, il y a les tours de chant à la manière de Brel, comme celui de Filip Jordens, en tournée depuis une vingtaine d’années (encore au dernier Festival de Spa, et encore la saison prochaine), Brel! Le Spectacle avec Olivier Laurent ou Le Grand Feu de Mochélan. Mais Brel surgit parfois à d’autres endroits inattendus, dans une station du métro bruxellois, dans le titre d’un spectacle de Guillermo Guiz (Au suivant!), ou encore dans un portrait street art géant à… Vesoul.