Alexandre Lacroix: le philosophe et les danseurs (étoiles)

© Serge Picard/Allary Éditions/clip2comic
Estelle Spoto
Estelle Spoto Journaliste

“Il me semble que dès qu’on touche à ces questions où le corps est en jeu, les concepts sont plus rares”, déclare Alexandre Lacroix pour expliquer ce qui l’a poussé à écrire, après un essai consacré à l’érotisme -pour “proposer une autre compréhension, une autre représentation de la sexualité que celles dont on est abreuvé à travers la pornographie”-, un livre dédié à la danse. La danse comme une autre exploration des possibilités du corps. Un autre objet qui occupe une place essentielle dans l’expérience des être humains, mais qui a finalement été très peu traité par la philosophie classique. Au lieu de se plonger dans des livres comme c’est l’usage chez les philosophes, Alexandre Lacroix est allé sur le terrain. Il s’est fondu dans le décor de l’Opéra de Paris, pour y observer le quotidien, en particulier le travail des étoiles Ludmila Pagliero et Stéphane Bullion et du chorégraphe Mats Ek. Un voyage en “terra incognita”, dont il n’est pas revenu tout à fait indemne.

Qu’est-ce qui distingue la danse de tous les autres mouvements du corps que l’on fait tous les jours?

Alexandre Lacroix: On peut dire que la particularité du geste dansé, c’est qu’il n’a pas de but dans l’espace. La plupart des gestes de la vie quotidienne poursuivent un but spatial. Par exemple, je prends un verre, je le porte à mes lèvres, puis je le pose et le geste est terminé. En vocabulaire philosophique, on dit que le geste est “finalisé”. Le geste dansé, lui, est un geste dont le but n’est autre que la beauté du geste lui-même. Et en fait ça ne se passe pas dans l’espace, mais dans le temps. C’est un geste qui surveille son propre écoulement et qui vise seulement sa propre beauté. Au niveau du corps, c’est comme si on passait d’un régime spatial, qui est celui dans lequel on est tous, à un régime temporel. D’ailleurs on le voit dans une soirée, quand les gens se mettent à danser. C’est un basculement. Un basculement qui se produit à l’intérieur de la conscience du corps, où l’on passe du monde des buts, des fins et des moyens, de l’efficacité, pour rentrer dans le monde de l’esthétique.

Cette histoire de séduction n’est pas suffisante pour parler de la danse des humains.

Chez certains animaux, la danse a tout de même une utilité: la séduction. N’est-ce pas valable pour la danse humaine?

Alexandre Lacroix: Charles Darwin a consacré quelques pages à la danse et il pense que c’est un des aspects que peut prendre la sélection naturelle. Les mâles sont en excès sur les femelles dans la plupart des populations animales. Du coup, il y a une sélection des mâles, qui doivent se montrer les plus beaux possible. Une des manières de les départager, c’est le combat, et l’autre, c’est la danse. C’est ce que dit Darwin et c’est un peu vrai. Les bals populaires d’autrefois dans les villages, les booms, les boîtes de nuit sont quand même des lieux où l’on essaie de démontrer par sa manière de bouger qu’on est un bon partenaire sexuel, que potentiellement ça va être super. C’est ce que dit la psychologie évolutionniste. Une étude a été faite à Haïti il y a une dizaine d’années qui arrivait à une forte corrélation entre les meilleurs danseurs, ceux qui étaient le plus appréciés et le nombre de leurs partenaires sexuels, avec une stricte proportionnalité. Donc oui, la conclusion de l’étude, c’est que Darwin avait raison. Mais méthologiquement, ça pose quand même un certain nombre de problèmes. L’étude est basée sur du déclaratif, donc les meilleurs danseurs sont peut-être aussi les plus vantards (rires). Mais cette histoire de séduction n’est pas suffisante pour parler de la danse des humains, parce que ce qui m’a frappé c’est de voir à quel point la danse est liée au sacré, à quelque chose qui n’est pas du tout de l’ordre de la sexualité mais de la communication avec le royaume des morts, avec les esprits, avec l’invisible. C’est très lié à la transe, aux rituels chamaniques. La danse a l’air d’être une porte entrouverte sur l’au-delà, sur le surnaturel et cela, la psychologie évolutionniste ne permet pas d’en rendre compte complètement.

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Retrouve-t-on cet aspect sacré dans la danse classique? Et dans la danse contemporaine?

Alexandre Lacroix: La danse classique est née en Italie, mais elle a été véritablement codifiée à la cour du roi Louis XIV. Une époque croyante. Dans la danse classique, on s’élève vers le ciel. La tête est haute et tout l’effort du corps est un effort pour se délivrer de la pesanteur. À l’âge classique, une sorte d’esthétique s’impose, qui traverse les vers de Racine, L’Art poétique de Boileau, les jardins à la française, le style architectural de Versailles, la pensée de Descartes. Les directives, c’est: logique, ordre et clarté. En danse, un peu comme Descartes a l’exigence d’avoir des idées claires et distinctes, les mouvements doivent être clairs et distincts. La danse classique va par ailleurs contre les positions les plus naturelles du corps. La position de base, l’en-dehors, est un écart des pieds qui oblige à une rotation au niveau des articulations des hanches et qui est difficile à tenir quand on débute. Ce style classique est incompréhensible si on ne le remet pas dans le projet qui était celui des classiques, c’est-à-dire d’un ordonnancement du monde par la raison, par la rationalité. C’est un projet très austère. Derrière la danse contemporaine, il y a un projet philosophique lié à un retour du paganisme qui correspond à un retour du corps. On voit se mettre en place des séquences dans lesquelles on retourne à la terre, on se laisse tomber, on roule, comme si on allait chercher les puissances telluriques pour infuser le corps. Il est facile de lier cela à la philosophie d’un Nietzsche ou d’un Bergson, qui essaie de penser l’élan vital dans des termes qui ne sont pas ceux de la religion.

La danse, par rapport aux autres arts, a la particularité d’être purement éphémère. ça vous a marqué quand vous observiez les danseurs du Ballet de l’Opéra de Paris?

Alexandre Lacroix: Oui, j’ai eu une longue discussion à ce sujet avec Ludmila Pagliero. Quand on écrit un livre, à la fin, il y a un objet imprimé, une certaine pérennité. Un livre peut se transmettre, traîner dans une bibliothèque, durer au-delà de votre mort, ce qui est quand même quelque chose d’assez gratifiant. Alors que les danseurs consacrent des heures et des heures à un spectacle qui, une fois la saison de l’Opéra terminée, n’aura plus jamais lieu. Sur ce point, Ludmila m’a répondu qu’on réfléchit trop en termes de traces, et pas assez en termes de traversées. Notre civilisation magnifie les traces, ce qui est déposé, ce qui est inscrit: le livre imprimé, le tableau, la sculpture. Ce qui est de l’ordre de la traversée vécue au présent n’est pas estimé. Or, me disait Ludmila, les traces sans traversées ne sont rien. C’est-à-dire que le livre qui n’est pas lu, ou le tableau que personne ne regarde, ce n’est rien. Donc, en fait, c’est la traversée qui fait tenir la trace, et pas l’inverse.

Alexandre Lacroix

1975 Naissance à Poitiers

1998 Publication de son premier roman, Premières volontés (Grasset)

2005 Rejoint l’équipe de Philosophie Magazine, dont il est aujourd’hui directeur de la rédaction

2022 Publication de l’essai Apprendre à faire l’amour (Allary)

2024 Publication de l’essai La Danse – Philosophie du corps en mouvement (Allary)

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