Riad Sattouf, Allary
L'Arabe du futur - T.6: Une jeunesse au Moyen-Orient (1994-2011)
184 pages
Riad Sattouf a posé la dernière pierre de son grand œuvre, celle qui justifie à elle seule toutes les autres. L’Arabe du Futur se sera en effet révélé bien plus qu’une œuvre d’autofiction intime: il est devenu le témoignage universel d’un enfant de son temps, bien au-delà de la BD.
Enfin! Tous les lecteurs qui suivent depuis huit ans L’Arabe du futur, la série autobiographique de Riad Sattouf, et qui ont achevé ce sixième et dernier tome, savent enfin ce qu’est devenu Fadi, son petit frère enlevé dans le tome 4 (et en 1992). “Ce qui a déclenché dans ma tête l’idée de raconter cette histoire en bande dessinée, c’est ce qui se passe à la fin de ce tome 6, nous a confirmé l’auteur. Mais je ne veux pas divulgâcher pour ceux qui ne l’ont pas encore lu! Dès que j’en dis trop, je reçois immédiatement des salves de messages.” Une première remarque qui en dit long sur le succès bigger than life de ce récit graphique pourtant très intime, mais qui a trouvé écho auprès d’un public bien plus vaste que l’auteur lui-même n’aurait pu l’espérer. Car qui, de fait, aurait pu prédire un tel succès pour un livre qui “raconte l’histoire vraie d’un enfant blond et de sa famille dans la Libye de Kadhafi et la Syrie d’Hafez al-Assad”, comme l’expliquait son premier dos de couverture? Depuis huit ans, le succès de ces souvenirs d’enfance n’aura pourtant été que grandissant. Tentative d’explications et de bilan en compagnie de son auteur.
En refermant ce sixième tome, on comprend que tout ce que vous avez créé et dessiné jusqu’ici, même avant L’Arabe du futur, vous amenait à lui. Comment s’est construit cet ultime chapitre?
Les cinq premiers tomes, je les ai tous écrits un peu de la même façon: avec un découpage et un storyboard précis, que je faisais relire à quelques lecteurs de confiance. Et quand j’avais une version prédécoupée qui me satisfaisait, je me lançais dans l’encrage. Mais ici, j’ai adopté une méthode complètement différente, déjà parce que je m’étais cassé le bras en début d’année et que j’avais pris cinq mois de retard: j’ai tout dessiné directement, page après page, sans prédécoupage, vraiment dans mon coin. Quelque chose d’instinctif, proche de l’écriture automatique comme Moebius pouvait la pratiquer, au fil de la plume. Et c’est le tome qui contient le plus d’onirisme.
C’est aussi le tome qui apparaît le plus intime, le plus personnel, même si l’ensemble l’est par essence. Celui où vous vous livrez le plus?
C’est vrai, j’ai énormément de retours dans ce sens. Mais c’est peu intellectualisé de mon côté, j’ai l’impression d’avoir raconté ce que demandait l’histoire… L’Arabe, c’était aussi raconter comment, dans une époque où on est tous renvoyés à notre identité religieuse, culturelle, ethnique, géographique ou nationale, moi qui étais le mélange de plusieurs identités j’ai dû, pour dépasser cette histoire, m’inventer et m’en chercher une autre. Qui est l’identité de ceux qui font des livres. On n’est pas obligés d’être renfermés sur ses origines ethniques ou nationales pour avoir une personnalité et se sentir exister. L’identité, c’est quelque chose qui se construit et qu’on doit chercher nous-mêmes.
C’était votre fil rouge, dès le début? Une quête d’identité, mais qu’il faut “raconter comme on ne le raconte pas ailleurs”, pour reprendre vos propres termes?
Quand j’ai commencé, je voulais vraiment raconter ce que j’avais vu et vécu sans me laisser influencer par une idéologie, une bien-pensance ou une morale à transmettre. Je voulais vraiment être le plus vierge et le plus neutre par rapport à mes expériences. Et moi qui ai habité dans plusieurs dictatures, dans de vrais régimes totalitaires, j’ai eu la chance de me rendre compte que la paix et la démocratie qu’on vit en France, ce n’est pas un acquis: la liberté d’expression, il faut l’utiliser, elle n’est pas gravée dans le marbre. Et j’aime aussi répéter combien la France est sans doute le meilleur pays du monde quand il s’agit de littérature ou de création. C’est là qu’il y a le plus de lecteurs au mètre carré, le plus de gens intéressés par d’autres cultures, là où il y a le plus d’éditeurs, le plus de livres traduits…. Un pays extraordinaire à l’intellect qu’il faut préserver et que je chéris. Et ma manière de le faire, c’est de faire un maximum de livres avec un maximum de liberté.
Une liberté qui a trouvé un public bien plus large que vous ne l’espériez vous-même.
Je suis d’une famille où le paranormal a toujours été extrêmement présent, et pas seulement du côté de mon père. Ça m’a beaucoup influencé, j’ai toujours été fasciné par l’idée d’apercevoir un phénomène paranormal. Aujourd’hui, je dois admettre que la seule expérience magique et paranormale que j’ai vécue, c’est le succès de L’Arabe du futur. Tous ces gens qui connaissent si bien cette histoire, qui sont touchés, qui me demandent des nouvelles de ma famille, alors que pendant des décennies ça n’a intéressé absolument personne… C’est un peu surnaturel. Mais c’est aussi un plaisir hallucinant! Je connais beaucoup d’auteurs ou d’écrivains célèbres ou très doués, mais sans lecteur. Or on veut tous être lu par un maximum de gens, et me concernant, des gens de la vraie vie. J’avais envie d’amener les gens de mon milieu social de base à la bande dessinée.
C’est de fait une des caractéristiques de la série, son côté accessible, lisible par tous… Alors que vous venez pourtant d’un univers plus “trash” que grand public.
C’est vrai que maintenant j’adore faire des bandes dessinées en pensant à un lecteur qui n’y connaît rien. Quand j’ai commencé à publier des livres, j’étais encore très jeune et très proche de l’adolescence, et de la Syrie. J’avais un besoin très libératoire. J’adorais, et j’adore toujours, des auteurs comme Robert Crumb ou Philippe Vuillemin qui profitent à fond de leur liberté d’expression. Et puis c’est vrai qu’en commençant L’Arabe, j’ai voulu que ma grand-mère bretonne puisse le lire, elle qui déteste à la fois la BD et les gros mots. Et en y pensant, ça a déclenché un tout autre processus, qui m’a fait revenir à ce que j’avais aimé chez Hergé dans mon enfance: une histoire accessible à tous, lisible de manière agréable, où il n’y a pas de fautes, où on tient compte du lecteur. J’ai retrouvé ça avec cette série: le souci du lecteur. Qui me le rend au centuple.
En quatrième de couverture, cette fois, vous écrivez que “ce livre raconte l’histoire vraie de la disparition de l’Arabe du futur”… Ce n’était donc pas vous, cet Arabe.
Qui est l’Arabe du futur? Je vais me permettre de paraphraser David Lynch, qui répondait “la réponse, c’est le film”, quand on lui posait la question de ce qu’il avait voulu dire: la réponse, c’est le livre! C’était d’abord une citation de mon père, puis c’est devenu une idée. Une petite phrase nostalgique, désuète, comme “Le Bruxellois de demain”. Ça suscite le sourire, mais ça a aussi eu un sens pour beaucoup, qui évoque le nationalisme, l’identité et l’avenir, qu’il s’agisse de déclin ou de progrès. Un titre comme mantra, et la clé de voûte de tout un univers.
Chronologie d’une saga devenue succès populaire
2014 – Sortie du premier tome, avec un tirage aligné sur les précédents succès de Sattouf, dont Pascal Brutal: 30 000 exemplaires. Le succès critique est immédiat -il remporte le Fauve d’or à Angoulême- et marque déjà le début d’un succès populaire hors norme. En un an, il s’en écoule 200 000 exemplaires. La Syrie est alors en pleine guerre civile.
2015 – Sortie du deuxième tome, cinq mois après les attentats de Paris et de Charlie Hebdo, avec une mise en place de 75 000 exemplaires. Les souvenirs d’enfance de Riad, né d’un père syrien et d’une mère bretonne, entre la Syrie, la Libye et l’Irak, deviennent une référence, et un témoignage unique en son genre.
2016 – Sortie du troisième tome. Les deux premiers se sont d’ores et déjà vendus à plus d’un million d’exemplaires, et comptent 17 traductions. Riad Sattouf est nommé chevalier des Arts et des Lettres. Un an plus tard, il reçoit l’ordre national du Mérite.
2018 – Sortie du tome 4. Une première mise en place de 250 000 exemplaires est effectuée malgré une pagination plus forte (280 pages) et un basculement du récit vers le drame: on y assiste à la radicalisation religieuse du père de Riad, et surtout à l’enlèvement par ce dernier de son petit frère Fadi.
2020 – Sortie du tome 5, alors que les tirages successifs des quatre premiers tomes frôlent à eux seuls les 2 millions. L’Arabe du futur est devenu le cadeau parfait, que l’on s’offre bien au-delà du seul cercle des amateurs de BD.
2022 – Sortie du tome 6, avec un premier tirage de 370 000 exemplaires en français, avant une édition prévue en 23 autres langues -mais pas encore l’arabe.
La critique
L’Arabe du futur – T. 6: Une jeunesse au Moyen-Orient (1994 – 2011)
“Je m’appelle Riad. En 1994, j’avais 16 ans et j’étais un semi-psychopathe.” Ainsi commence le dernier tome de L’Arabe du futur, dans un mélange unique d’humour et de drame. Alors que Riad est en passe de devenir l’un des hilarants “Beaux Gosses” de son premier film, ce gamin déchiré entre deux cultures vit peut-être les pires années de son adolescence. Un frère qui a été enlevé, un père qui le hante littéralement, une mère qui sombre dans la dépression, ça fait beaucoup pour un gamin un peu perdu qui va devoir se trouver d’autres racines que les siennes: ce sera le dessin, et la bande dessinée. Un parcours d’émancipation qui lui prendra de longues années et dont Riad Sattouf ne cache rien, ni les angoisses, ni les séances de psychothérapie, ni les rencontres professionnelles fondamentales (Menu, Vatine, Delcourt, Bravo, Sapin…), ni le besoin impérieux de raconter cette histoire pour peut-être mieux la vivre, la comprendre et l’accepter. Comme toujours, Riad a le bon goût de la saupoudrer d’anecdotes, de bons mots et d’humour, de la rencontre improbable avec Chirac jusqu’au Printemps arabe et l’échec de son deuxième film, Jacky au royaume des filles, qui le poussera à quitter l’atelier qu’il partageait avec Sfar, Sapin et Blain pour se retrouver seul face à lui-même et à cet Arabe du futur qu’il porte en lui depuis des années. Mais qu’il n’osait pas affronter, à l’image de ce père infiniment toxique qui semble lui susurrer en permanence à l’oreille combien la Force est puissante du Côté Obscur… Riad, tel un Jedi, a résisté, et a fini par en tirer une saga qui fera date dans la petite histoire de la bande dessinée. Combien de livres peuvent en effet s’enorgueillir d’en même temps faire rire, pleurer et éclairer leurs lecteurs sur la géopolitique au Moyen-Orient, l’identité française ou les ressorts de la création? À bien y réfléchir, on n’en connaît que six.
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