Serge Coosemans

Se taper la honte sur Twitter, ce tribunal populaire, ce bûcher aux vanités

Serge Coosemans Chroniqueur

Crash Test, la nouvelle rubrique de Serge Coosemans ose tout, y compris chroniquer des ouvrages pas encore traduits en français, à l’instar du récent So You’ve Been Publicly Shamed de Jon Ronson, enquête pop sur les carambolages de l’Internet. Crash Test S01E03.

Des 9 bouquins que le journaliste gallois Jon Ronson a sorti depuis 1994, un seul a été traduit en français, Les Chèvres du Pentagone, sans doute histoire de surfer sur le succès relatif de son adaptation cinématographique avec George Clooney et Ewan Mc Gregor. C’était le premier véritable best-seller de Ronson mais au Royaume-Uni, tous ses livres ont en fait bien marché, et le bonhomme est depuis longtemps une personnalité médiatique dont il n’existe pas vraiment d’équivalent ici ou en France.

C’est le grand concurrent de Louis Théroux, qui est de la même génération et s’intéresse aux mêmes sujets: les théories de conspiration, les sous-cultures bizarres, les extrémistes… Tous deux travaillent pour la télé, la radio, quelques journaux de premier plan, et sortent régulièrement des livres et des documentaires. A ses débuts catalogué gonzo, Ronson s’est au fil du temps distingué en combinant dans son travail infotainment, essai, smart thinking (*) et humour typiquement juif, à la Woody Allen; l’auteur prenant souvent un malin plaisir à expliquer ses propres névroses, se déprécier et surjouer la naïveté geek. Ça rend son travail aussi drôle que pas toujours suffisamment mordant mais c’est surtout un bon moyen pour faire parler des gens en toute confiance alors qu’ils n’ont à priori aucune envie, voire même aucun intérêt, de parler à un journaliste. S’il n’a pas son pareil pour arracher des confidences énormes à ceux qui devraient la boucler et écrire des récits plaisants sur des sujets qui ne le sont pas, Ronson a néanmoins aussi une fâcheuse tendance à voir des connexions là où il n’y en a pas forcément, à privilégier des pistes peu convaincantes, à passer à côté de certaines évidences. On lit donc ses livres pour s’amuser et se détendre mais pas forcément pour avoir du sujet abordé, pourtant généralement intriguant et grave, une idée plus ou moins juste ou une synthèse voulue complète.

Dans So You’ve Been Publicly Shamed, son dernier bouquin en date (mars 2015), Jon Ronson s’intéresse aux destins brisés d’une poignée de personnes qui ont en commun d’avoir été « lynchées » sur les réseaux sociaux, tout particulièrement sur Twitter, comme Jonah Lehrer ou Justine Sacco. Il analyse le sentiment de honte, les ressorts de l’humiliation publique, son histoire. Il rencontre des scientifiques qui l’étudient, des porn-stars qui ne ressentent que rarement la honte et des meurtriers emprisonnés qui la ressentent trop. Ronson évoque les châtiments publics de l’ère puritaine, qu’il estime être les ancêtres de l’humiliation publique sur les réseaux sociaux, aborde la théorie des foules de Gustave Le Bon ainsi que la fameuse expérience sociologique de la fausse prison de Standford. Bref, il ratisse large, trop sans doute, pour chercher à expliquer pourquoi des gens vont, sur Internet, soudainement se comporter en foule haineuse vis-à-vis d’autres gens, le plus souvent seulement coupables de blagues mal comprises ou de statuts jugés racistes alors qu’ils sont surtout maladroits.

Le gros dans le lac

Ronson voit le monde comme un endroit sombre et dangereux. Il est névrosé, en proie à des attaques de panique et parle souvent dans ses bouquins d’un traumatisme adolescent toujours pas réglé à 48 ans: jeune, il était gros, et les grands kékés de l’école l’ont jeté dans un lac pour rigoler. Moi, j’ai la couenne un peu plus dure. Les foules ne me font pas peur mais elles me dégoûtent, parce que je vois davantage le monde comme une conjuration d’imbéciles, le salon permanent du con de base, ce qui n’est pas forcément inquiétant, juste désespérant. Ado, je pense que j’étais sinon un peu plus traumatisant que traumatisé: certainement pas du genre à jeter les gros au lac mais bien à les prendre en photo quand ils sortaient de la flotte en pleurnichant et à utiliser cette photo des années durant pour en tirer des vannes, des montages, des parodies, du lol en barre. Mon problème, ce sont les limites. C’est encore plus vrai sur Internet. Même si je me suis un peu calmé, j’ai été et je reste un troll du web. S’attaquer publiquement à quelqu’un part toujours d’un bon sentiment: amuser la galerie et produire de la vanne dans un dossier jugé trop sérieux et prétentieux, que je trouve urgent d’aérer. Concrètement, il s’agit généralement d’aller mettre un peu de poivre sous le nez de Marcel Sel ou de rappeler à Alain Destexhe que si le bobo bien-pensant était si politiquement correct qu’il ne le déplore souvent, ce dernier n’oserait jamais le traiter ouvertement de grande clinche.

L’ennui, c’est que tout ça vire souvent très vite au bête crépage de chignons, en connerie pure. Pareil dans l’autre sens: quand les fans de Quentin Mosimann m’ont attaqué suite à quelques lignes vite balancées sur l’Idole, j’ai été publiquement menacé de mort par des andouilles qui l’ont fait sous leur véritable identité, qui ne comprenaient même pas où était légalement le problème. Dans So You’ve Been Publicly Shamed, Jon Ronson estime que dans des cas pareils, les réseaux sociaux se transforment en tribunaux populaires d’une rare cruauté. C’est vrai et c’est grave, surtout quand les victimes de ces torrents haineux perdent leurs boulots, leurs réputations et sont même éventuellement menacées par des individus véritablement dangereux (comme ceux de la fachosphère…). N’en demeure pas moins que ces cas-là, véritablement dramatiques, sont rares. La norme, c’est plutôt la bêtise, me semble-t-il.

Dans ma vision du monde, un tribunal populaire n’est d’ailleurs jamais qu’une longue tablée d’imbéciles de plus. Twitter est potentiellement dangereux mais c’est surtout un énième bûcher aux vanités, un endroit où chacun veut passer pour le plus finaud, le plus lol, le plus provocateur, le plus Charlie, le plus Dieudonné, le plus pieu, le plus dépravé, le plus citoyen, sortir les vannes avant Stéphane Guillon, sortir les photos de morts avant l’agence Reuters. C’est l’impulsivité qui mène la danse et c’est parce que les gens oublient justement de tourner 7 fois leurs 140 caractères entre leurs 2 oreilles que les conneries s’y suivent à une telle cadence. Pourquoi juger sa moindre pensée assez importante pour être partagée? Pourquoi estimer son avis intéressant? Quels déclics, quelles perversions sont ici à l’oeuvre? Ronson ne répond pas à ces questions. En fait, un bouquin comme So You’ve Been Publicly Shamed ou une chronique comme celle-ci ne démontrent qu’une chose, qu’Internet reste un réceptacle à fantasmes, un Far West mal cartographié, une terre aux moeurs bizarres toujours pas vraiment expliquées. Ronson et moi faisons les malins mais nos interprétations ne font que servir nos propres storytellings, nos propres visions du monde. Ce qu’il faudrait maintenant, c’est qu’on arrache le sujet de la honte publique et des trolls du net aux journalistes pop et aux chroniqueurs du lundi midi pour le livrer aux bons scientifiques, à la recherche objective. Ca vaut le coup. Il y a même probablement un Prix Nobel à gagner sur Twitter.

(*) Le Smart Thinking est une étiquette assez récente utilisée dans les librairies anglaises pour désigner une forme de vulgarisation scientifique populaire et généralement voulue amusante, comme les bouquins de Malcolm Gladwell ou la série Freakonomics.

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