Laurent Raphaël

L’édito: On nous cache rien, on nous dit tout

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Ça sent la rentrée. Le trafic redevient aussi encombré qu’une artère ayant sa table réservée chez McDo, les politiques tiennent à nouveau le crachoir médiatique, les travailleurs fraîchement repeints au soleil de la Costa Brava rouspètent déjà sur tout et sur rien…

Une saison chasse l’autre. Et pourtant domine plus que jamais un sentiment diffus de continuité, comme si la trêve n’avait été que de façade, que juin avait tenu la grappe deux mois de plus pour faire l’impasse sur juillet et août. La faute sans doute à cette nouvelle obsession de la transparence qui laisse filtrer partout et tout le temps la rumeur du monde et les bruits intestinaux de la grande machinerie numérique. Pour déconnecter, il faudrait aussi se déconnecter soi, c’est-à-dire cesser de se baigner dans le grand fleuve narcissique, accepter de sortir de la zone de pêche des « likes ». Impensable.

Les réseaux sociaux n’ont pas fermé boutique pendant deux mois. Ils ont continué à aspirer l’intimité de leurs millions d’utilisateurs convertis à la nouvelle religion de la publicité intégrale de soi, et qui expriment leur dévotion à coups de selfies mais aussi d’émissions intempestives de pensées non dépolluées de ses particules toxiques. Sous couvert de lendemains qui chantent et sur fond d’utopie humaniste techno hippie -« Facebook oeuvre à rendre le monde plus ouvert et transparent pour une meilleure compréhension et une meilleure communication« , dixit le réseau number one-, la société nous somme de nous exhiber, le corps et l’esprit. La transparence totale comme vertu suprême.

Facebook, la transparence totale comme vertu supru0026#xEA;me.

Involontairement, et même avec notre assentiment et notre collaboration active, ne serions-nous pas pourtant en train de bâtir ce rêve d’une cathédrale de verre que tout dictateur caresse et qui hante les récits d’anticipation les plus flippants? En jetant en pâture la moindre parcelle de son intégrité mentale et physique, en ouvrant grand les portes de nos cuisines internes, ne se condamne-t-on pas à refouler encore plus profondément, comme autant de petites bombes à retardement, toutes les pensées non conformes qui fleurissent en abondance dans un cerveau bien irrigué mais que les interdits, la morale et l’éthique individuelle désamorcent, ou transforment en engrais pour la créativité? Ce qui me traverse l’esprit n’est pas toujours beau à voir. Mais cette vision déviante peut m’aider à affronter une peur, à me glisser dans la peau d’un autre, voire à mettre à l’épreuve la force de mes opinions et convictions. Quel intérêt de faire l’étalage de ce brouillis? Ce serait comme juger la qualité d’un cuistot sur le contenu de ses poubelles…

Dans son roman Le Cercle (Gallimard) paru avant l’été, l’écrivain américain Dave Eggers alertait sur les risques d’une société obsédée par le déballage de la vie privée. Il imaginait un géant d’Internet qui imposait à ses employés et au monde un totalitarisme participatif cool et récréatif mais qui, au lieu du grand soir démocratique promis (le contrôle permanent débouche sur la démagogie, l’indignation numérique récolte beaucoup de clics mais peu d’engagement militant…) voyait les individus se transformer en leur propres geôliers. Puisqu’ils doivent montrer patte blanche dans tous les compartiments de leur existence, ils se surveillent eux-mêmes en permanence. Plus fort que Big Brother! D’autant que dans ce monde sans zones d’ombre apparentes, celui qui cache quelque chose est forcément un menteur, un suspect, un rebelle.

On laissera le mot de la fin à l’un des personnages du nouveau livre de Régis Jauffret, Cannibales (Seuil), agacé à l’idée que ses petits secrets inavouables atterrissent sur la Toile: « Il est horrible de ne pouvoir dissimuler sa mentalité. La nature nous a donné un crâne pour servir de solide sous-vêtement à notre vie intérieure (…)« 

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