Décryptage: Fortnite, l’idole des jeux
Rien ne freine la fulgurante ascension de Fortnite: Battle Royale. Le jeu de survie en ligne, qui vient de franchir le cap des 125 millions d’inscrits, passionne les célébrités et traverse les générations. Dissection d’un phénomène de société qui pose question, notamment chez les plus jeunes.
Jusqu’ici, tout va bien. Les poches et les mains vides, cent parachutistes fendent l’air et se dispersent sur une île de 50 kilomètres carrés. Contact avec le sol. Un seul survivra. Dans une quinzaine de minutes, ce vaste terrain de jeu tapissé de fermes, de quartiers résidentiels et de mille embuscades se réduira à un mouchoir de poche. Pour l’heure, dénicher des armes et des trousses de soin planquées dans des immeubles est une priorité. Car déjà, les premières victimes tombent. Impossible de repérer les adversaires sur la carte de ce « monde ouvert » (1). Un bruit de pas dans l’herbe ou une porte qui claque sont les seuls indices sonores dévoilant les adversaires. Pour le joueur, une irrépressible envie de fouiller les environs se mêle donc à une délicieuse paranoïa. De quoi emballer le palpitant des 125 millions d’adeptes (2) de Fortnite: Battle Royale. Soit dix fois la population belge…
Phénomène de société planétaire, le jeu en ligne de tir et de construction vu à la troisième personne revendiquait 45 millions d’utilisateurs en janvier dernier. Cinq mois plus tard, le nombre de ses adeptes a presque triplé. De quoi envoyer un ténor du sport électronique comme League of Legends et ses 100 millions de joueurs dans les cordes. Cette croissance éclair a propulsé le jeu gratuit au rang d’icône de la culture pop de 2018. Sur le gazon, en pleine finale de la dernière Coupe du monde, le footballeur français Antoine Griezmann reproduisait ainsi les pas d’une des « danses de la victoire » populaires dans le jeu. Avant cela, en avril dernier, c’est la star de r’n’b Drake qui taquinait la gâchette pour une opération de charité suivie par six millions de spectateurs sur YouTube. Enfonçant le clou, Epic Games, le développeur, rassemblait, en juin, cinquante célébrités américaines (le basketteur Paul George, le rappeur Vince Staples…) pour les confronter à autant de gamers confirmés. Du jamais-vu.
Faux canulars, vrais dollars
Entre graphismes cartoon et violence édulcorée, Fortnite: Battle Royale ressemble pourtant à un jeu de consommation courante. « Ces deux partis pris l’ont en fait hissé au rang d’objet culturel. Pour la première fois, un jeu compétitif en ligne rassemble les générations tout en proposant un défi complexe. Il permet une discussion plus facile autour du gaming avec les parents », détaille Gregory Carette, consultant e-sport pour la RTBF – Tarmac. Omniprésent dans nos cours de récré depuis quelques mois, Fortnite poussait récemment une enseignante française à recycler le jeu pour intéresser sa classe au concept de coordonnées géographiques. Fortnite unit les kids et les adultes. Pour le meilleur. Pour le pire, aussi.
« Je n’ai pas assez d’argent pour payer notre assurance maladie et tu dépenses mon fric en costumes sur Fortnite! » hurle un père à son fils sur YouTube. A 8 ans, le petit Américain Dom Tracy s’est spécialisé dans des canulars d’un goût particulier: il subtilise les cartes de crédit de sa grand-mère, de sa prof et de son père pour acheter des V-Bucks, la monnaie virtuelle du jeu. Leur réaction est soigneusement filmée. La mise en scène est évidente. Mais des dizaines de vidéos d’enfants copient cette idée de canulars faisant des millions de vues. Cette course à la célébrité encouragée par des parents complices confirme une chose: la machine à dollars d’Epic Games tourne à plein régime…
Dom Tracy, 8 ans, YouTubeur confirmé et auteur de canulars sur le thème des parents et de l’argent.
Vous pouvez modifier vos choix à tout moment en cliquant sur « Paramètres des cookies » en bas du site.
A tel point que, depuis son lancement il y a dix mois sur consoles, Fortnite a déjà engendré plus de revenus que des blockbusters comme Grand Theft Auto V, Call of Duty: WWII et Fifa 18. Toutes plateformes confondues, Superdata (fournisseur d’informations quantitatives sur le marché du jeu vidéo) estime que, depuis janvier dernier, le trublion ronronne sur des recettes mensuelles moyennes de 300 millions de dollars. Le carburant du titre entièrement gratuit? Des dépenses tournant aux alentours de 72 euros par joueur, en achats de costumes, d’ailes delta originales et autres « pas de danse » à caler en cas de victoire. Autant d’éléments cosmétiques qui n’améliorent pas les performances. Sur le plan économique, Fortnite tourne bien le dos au modèle du pay to win (où les joueurs qui paient sont favorisés dans leur progression) et des sulfureuses loot boxes, actuellement dans le collimateur de l’Etat belge.
Sortes de pochettes surprises payantes contenant des objets, des armes, de l’équipement permettant de personnaliser les avatars des joueurs, les loot boxes se trouvaient dans le viseur de la Belgique en avril dernier. Une première à l’échelle de l’industrie du jeu vidéo. La Commission des jeux de hasard estimait ainsi que ces « Panini virtuels » relevaient des jeux d’argent, « dangereux pour la santé mentale des plus jeunes », selon le ministre de la Justice Koen Geens (CD&V). Face à des amendes pouvant atteindre 1,6 million d’euros, le concepteur de jeux vidéo américain Valve vient donc de les supprimer sur son jeu Counter-Strike: Global Offensive. Si, à l’heure qu’il est, la France ne juge pas les loot boxes problématiques, les autorités néerlandaises ont, elles, rejoint la position belge.
De 7 à 77 ans
Les millions de joueurs arpentant quotidiennement l’île virtuelle de Fortnite se répartissent à parts presque égales entre des écoliers, des étudiants et des travailleurs à temps plein, selon une récente enquête de l’association de consommateurs américaine LendEDU. Cette disparité d’âges en ligne pose question, puisque des enfants de 8 ans y croisent des adultes de 38 ans sur le chat vocal lors de matchs coopératifs. Sur les réseaux sociaux, de nombreux parents s’inquiètent notamment de la violence des échanges verbaux qu’une partie peut provoquer. « Il ne faut pas voir le mal partout. Ce mélange ne me pose pas de problème, car il a toujours existé à des degrés divers dans des jeux en ligne comme World of Warcraft. La présence d’un adulte peut au contraire être bénéfique pour calmer les esprits. Il peut donner un cadre », souligne Arnaud Zarbo, psychologue et psychothérapeute chez Nadja, asbl liégeoise traitant et prévenant les dépendances. « Lors de parties en équipes, si un élément s’énerve trop, il pourra en outre être recadré par le groupe. C’est un apprentissage des règles de socialisation, un peu comme dans la cour de récréation. »
Moins complexe que PlayerUnknown’s Battlegrounds (son frère ennemi et équivalent réaliste), Fortnite: Battle Royale n’en cache pas moins une foule de subtilités. Exit la simplicité de Pokémon Go ou Clash of Clans. Comparable à une chasse aux oeufs ou à une partie de cache-cache évoluée, le jeu de tir exige également un talent en construction instantanée. Cette complexité pousse à l’échange de tuyaux entre joueurs, et à l’élaboration de stratégies in real life ou sur des plateformes d’échanges en ligne.
Mécanique addictive
Perdre une partie de Fortnite: Battle Royale n’est pas très frustrant. Le moindre exploit gratifie le joueur instantanément, et découvrir progressivement les règles obscures du jeu est valorisant. Des psychologues ont planché sur sa conception pour mettre au jour la recette de son succès. « Je relativise fortement l’impact du circuit de la récompense des neurosciences appliqué au gaming« , tempère toutefois Arnaud Zarbo. « Vous pouvez injecter toutes les mécaniques de casino que vous voulez dans un jeu vidéo, si on n’y trouve pas de plaisir, son caractère addictif sera nul. La qualité du gameplay et la popularité du titre restent les éléments centraux des passions qu’il déclenche. »
Etre le dernier survivant face à une armée de joueurs: Fortnite ressort du genre des Battle Royale. Lointain descendant d’une adaptation de Hunger Games (lui-même inspiré du film japonais Battle Royale) sur Minecraft en 2012, le hit mondial domine le genre. Arma III, H1Z1: King of the Hill, et surtout PlayerUnknown’s Battlegrounds, autant de titres qui s’inclinent désormais face à lui. Epic Games se frotte les mains. D’autant que, après avoir connu la gloire avec sa saga Gears of Wars, le père de Fortnite: Battle Royale avait entamé une traversée du désert créative en 2012.
Détenu à 40% par le géant du Web chinois Tencent (également propriétaire de Riot Games qui édite League of Legends), le studio se paie surtout le luxe d’une entrée fracassante dans le monde en expansion des sports électroniques. Vu son succès, le hit proposera ainsi 100 millions de dollars de gains pour les joueurs pro, lors sa première saison de compétition à la fin de l’année. Inédit, notamment face à Dota 2, champion toutes catégories des sports électroniques qui distribuait « seulement » 25 millions de dollars de cash prizes sur son circuit officiel, l’an dernier. Overwatch, Counter-Strike: Global Offensive, League of Legends et PlayerUnknown’s Battlegrounds: les champions de l’e-sport tremblent. La sélection sera darwinienne. A l’exacte image d’une partie de Fortnite.
(1) Ou Open world en anglais, un terme qui désigne une catégorie de jeu dont l’univers laisse une large liberté de mouvements et d’actions.
(2) Selon les chiffres officiels publiés par le studio américain Epic Games en juin dernier.
Les compétitions de sport électronique drainent des millions de vues sur YouTube et Twitch. De quoi aiguiser l’appétit des chaînes de télé classiques. De Fox Sports à ESPN aux Etats-Unis jusqu’aux chaînes généralistes (TF1, M6, Canal+…) en France, des acteurs privés s’y intéressent depuis quelques mois déjà. Chez nous, dès cette rentrée, Proximus lancera trois ligues nationales et une chaîne dédiée à l’e-sport. Comme en témoigne une récente rencontre de l’Union européenne de radio-télévision (UER), le service public plonge aussi. La Formula 1 Esports Series sera ainsi diffusée en exclusivité belge sur La Deux et, prochainement, sur Auvio. Après la retransmission de la finale de la Fifa World Cup Interactive en mars 2016, il s’agit, pour le média public belge, d’un deuxième essai sur ce terrain.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici