Comment Twitch a modifié le visage de l’industrie musicale (L’empire des réseaux, 5/6)

L'avatar du rappeur Travis Scott a attiré 27,7 millions de curieux lors de ses quatre concerts sur Fortnite en avril 2020. © FORTNITE
Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

De MySpace à TikTok, Le Vif retrace, en six épisodes, comment les réseaux sociaux ont modifié le visage de l’industrie musicale. Cette semaine, pleins feux sur Twitch. Si l’alliance entre musique et jeux vidéo ne date pas d’hier, la Covid l’a encore un peu plus renforcée. Avec la plateforme de streaming d’Amazon comme nouveau terrain d’accueil pour les artistes en mal de live…

Jeudi 23 avril 2020. Alors que la planète entière s’est confinée, l’Américain Travis Scott donne l’un des concerts les plus spectaculaires de sa carrière. Le show du rappeur vedette est court – à peine huit minutes – mais total: scénographie barnumesque, effets spéciaux délirants, lasers et explosions à gogo. Sauf que le concert n’en est évidemment pas vraiment un. L’ événement est bien live, mais il a lieu sur Fortnite, le célèbre jeu en ligne développé par Epic Games.

Ce n’est pas tout à fait la première fois que ce genre de performance a lieu. En 2006 déjà, des joueurs, fans de U2, avaient recréé un concert de la bande à Bono sur la plateforme de réalité virtuelle Second Life. Cette fois, cependant, l’affaire prend une tout autre envergure. Fortnite est en effet l’un des blockbusters d’Epic Games. Selon le studio américain, la version Battle Royale du jeu vidéo aurait conquis plus de 350 millions de joueurs en seulement trois ans. De quoi susciter l’intérêt, notamment des artistes comme Travis Scott. Le « concert » donné par son avatar géant aurait ainsi attiré 27,7 millions de curieux, sur les quatre « shows » donnés. Un joli trafic pour le jeu en ligne. Et une belle publicité pour le rappeur: The Scotts – son duo inédit avec Kid Cudi, dévoilé lors du live – a atteint dès sa sortie la première place du hit-parade américain. Depuis, il semble que l’industrie musicale a pris le pli. Le week-end dernier, le Rift Tour organisé par (et sur) Fortnite avait pour tête d’affiche une autre superstar, Ariana Grande.

L’influence du jeu vidéo est devenue prépondérante. Le secteur aurait engendré quelque 300 milliards de dollars de recettes en 2020, plus que le cinéma et la musique réunis.

L’influence du jeu vidéo est devenue prépondérante. Economiquement, bien sûr – selon une étude du cabinet de conseil Accenture, le secteur aurait engendré quelque 300 milliards de dollars de recettes en 2020, plus que le cinéma et la musique réunis. Mais également du point de vue culturel – comment négliger un média qui mobiliserait 2,7 milliards de personnes dans le monde? Lors de la dernière campagne présidentielle, par exemple, l’équipe de Joe Biden a investi Animal Crossing: New Horizons, le jeu vidéo lancé par Nintendo au début du confinement. Chaque joueur pouvait se procurer des pancartes officielles du candidat, à planter dans son jardin virtuel. De son côté, la très médiatique membre du Congrès américain, Alexandria Ocasio-Cortez, a ouvert sa chaîne Twitch. En octobre dernier, quelques jours avant le vote, elle y a rassemblé près de 440 000 spectateurs, venus la voir jouer en direct à Among Us – une sorte de mix entre Alien et Les Loups-Garous de Thiercelieux… Plus récemment, c’est le football – le « vrai », pas la version e-sport – qui a déboulé sur Twitch: en France, des équipes comme le PSG ou l’OM y ont diffusé des matchs amicaux, tandis qu’en Espagne, les amateurs ont pu y suivre les matchs de la dernière Copa America.

La musique, elle, y traîne depuis un moment. En mars 2018, Travis Scott, encore lui, y faisait déjà des siennes, convié par le joueur pro Tyler « Ninja » Blevins à le rejoindre sur Fortnite. Il n’ était pas le seul invité. Un autre rappeur star était de la partie: Drake. Résultat: ce jour-là, Blevins a pulvérisé le record d’audience de Twitch, rassemblant près de 630 000 spectateurs. Entre-temps, la plateforme a encore pris de l’ampleur. Notamment à la faveur de la crise sanitaire. De plus en plus d’artistes viennent y faire un tour. Cette fois, plus seulement pour jouer une partie, mais aussi pour maintenir le lien avec les fans, y compris via des lives.

Joe Biden et Kamala Harris en campagne sur le jeu Animal Crossing.
Joe Biden et Kamala Harris en campagne sur le jeu Animal Crossing.© ANIMAL CROSSING

My Twitch is rich

C’est en 2006 que la plateforme voit le jour. Elle ne s’appelle pas encore Twitch, mais Justin.tv. Elle n’est alors qu’un site Web qui diffuse en direct les moindres faits et gestes de Justin Kan, son fondateur. Pendant huit mois, le jeune entrepreneur se filme 24h/24, via une caméra attachée à la tête, reliée à un ordinateur placé dans son dos. Le concept fait des adeptes. Très vite, Justin.tv accueille plusieurs dizaines de programmes du même genre. Et, notamment, des gamers qui filment leurs exploits. Ils deviennent tellement nombreux qu’en 2011, Justin Kan décide de leur dédier un service spécialement dessiné pour eux: Twitch. L’initiative est un succès phénoménal. Trois ans plus tard, Justin.tv est définitivement fermée. C’est Twitch que l’on s’arrache. La plupart des stars de l’Internet tournent autour. Google est dans la course. Mais c’est finalement Amazon qui décroche le gros lot, pour 970 millions de dollars.

Twitch se veut plus simple à utiliser que ses concurrents. Le ton y est aussi généralement plus détendu et naturel, et l’interaction facilitée par l’outil de chat ouvert sur le côté de l’écran.

Depuis, la tactique n’a pas vraiment changé. Si le gaming reste le core business de Twitch, il n’est plus le seul pôle d’intérêt. Dès 2014, un premier live – un DJ set de Steve Aoki – y était diffusé. Parfois, les musiciens y viennent simplement pour faire une partie – à l’instar de Snoop Dogg. Le plus souvent, ils y trouvent une plateforme supplémentaire pour se connecter à leur fan base.

Steve Aoki fut le premier, en 2014, à diffuser un DJ set live sur Twitch.
Steve Aoki fut le premier, en 2014, à diffuser un DJ set live sur Twitch.© WireImage,

Par rapport aux concurrents Facebook ou Instagram, Twitch se veut plus simple à utiliser. Le ton y est aussi généralement plus détendu et naturel, et l’interaction facilitée par l’outil de chat ouvert sur le côté de l’écran. Le rappeur T-Pain a, par exemple, convié son public à participer en direct à des sessions d’ écriture. Plus près de nous, le Français Dinos a, lui, organisé une sorte de talk-show pour le lancement de son dernier album, entre freestyle, interview et simple discussion avec ses invités, dont la chanteuse Louane. En Belgique, c’est le label rock indé Luik Music qui a sans doute le mieux compris l’outil. Sur sa chaîne, il diffuse lives, blind tests et autres débats.

Le label rock indé belge Luik Music organise lives, blind tests et débats sur Twitch.
Le label rock indé belge Luik Music organise lives, blind tests et débats sur Twitch.

Petit à petit, la plateforme fait ainsi son trou dans le business musical. L’an dernier encore, elle a réussi à débaucher Tracy Chan: le créateur du service Spotify for artists est devenu le chef musique de Twitch. En juin, dans une interview au quotidien Les Echos, Sara Clemens, numéro 2 de l’entreprise, confirmait la stratégie de diversification dans « la musique, le sport et les talk-shows ». Et de constater que le nombre d’heures regardées consacrées à la musique y avait été « multiplié par six dans le monde ces douze derniers mois ». Twitch n’a pas fini de faire tourner la boîte à musique.

Un autre (business) modèle

Si Twitch n’a pas été conçue pour la musique, peut-elle malgré tout lui donner un coup de pouce? Pas seulement pour offrir aux artistes une vitrine numérique supplémentaire. Aussi éventuellement pour faire gonfler leurs revenus – a fortiori à un moment où le long arrêt du live a plombé les finances du secteur? C’est ce que certains se mettent à imaginer. Le fonctionnement de Twitch serait en effet susceptible d’inspirer un nouveau business model. Il repose essentiellement sur trois éléments. Le premier est l’abonnement, qui varie de 4,99 à 24,99 euros par mois. Pour bénéficier de ce système, le streamer doit être soit « affilié » (à condition, notamment, d’avoir diffusé, au cours des trente derniers jours, huit heures de contenus avec au moins trois spectateurs en moyenne), soit « partenaire » (vingt-cinq heures de contenus avec septante-cinq spectateurs en moyenne). Une autre rentrée d’argent possible est le don. Payé en « bits », la monnaie virtuelle de Twitch, le « cheer » permet d’accéder à certains contenus, de débloquer des émoticônes ou de mettre en avant son message sur le chat. Enfin, plus basique, Twitch laisse également de la place pour la publicité, automatiquement lancée lors du démarrage du live.

Ce système, déjà testé et approuvé chez les gamers, est-il transposable aux musiciens? Ou restera-t-il un élément parmi d’autres d’une architecture financière plus large? A voir. L’an dernier, au tout début du confinement, la section Music & Performing Arts de Twitch avait vu son audience grimper de 385% par rapport à l’année précédente. Pour autant, le chiffre ne représentait toujours que 1% du nombre total d’heures de visionnage sur la plateforme…

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