Comment TikTok a modifié le visage de l’industrie musicale? (L’empire des réseaux 6/6)

Nathan Apodaca sur son longboard, une vidéo d'une dizaine de secondes qui s'est répandue comme une traînée de poudre. © GETTY IMAGES
Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

De MySpace à TikTok, Le Vif retrace, en six épisodes, comment les réseaux sociaux ont modifié le visage de l’industrie musicale. Apparu en 2016, TikTok est devenu rapidement le plus populaire du moment. Et une formidable vitrine pour la music industry qui surveille de près chacune des nouvelles tendances qui y naissent.

La scène se déroule il y a un peu moins d’un an. Ce jour-là, Nathan Apodaca, aka doggface208 sur les Internets, est en route pour le boulot quand sa voiture tombe en panne. Pas de quoi lui faire perdre son calme – il en a vu d’autres, lui qui a vécu un temps dans la rue. Il décide simplement de terminer le trajet sur son longboard. Après tout, il fait beau, l’air est doux. Il sort alors son téléphone, et se filme, glissant sur le bitume, tout en sirotant une bouteille de jus de canneberge et en chantant nonchalamment du Fleetwood Mac. Postée sur le Web, la vidéo ne dure qu’une dizaine de secondes. Mais, en pleine sinistrose générale, la coolitude d’ Apodaca fait mouche. Sur sa planche, il donne l’impression d’être l’une des rares personnes au monde à kiffer 2020. Il n’en faut pas plus pour que la séquence se répande comme une traînée de poudre. Bientôt, son téléphone ne va plus cesser de sonner. Apodaca enchaînera les interviews, tournera une pub avec Snoop Dogg et un clip avec David Guetta. Il fera même une apparition dans la vidéo d’investiture de Joe Biden. A chaque fois glissant sur son longboard… Apodaca ne sera pas le seul à en profiter. Dreams, le morceau de Fleetwood Mac repris dans la vidéo, grimpera dans les classements des plateformes de streaming. Sorti en 1977, l’album Rumours retrouvera même le top 10 américain. La magie du Net. Ou plus particulièrement, celle de TikTok…

En effet, c’est bien là, et non sur Instagram ou YouTube, que doggface208 a posté sa vidéo. Vous pensiez que la plateforme était avant tout réservée aux 10-25 ans? En filmant son moment d’insouciance furtif, Apodaca a démontré que l’outil pouvait séduire au-delà de la génération Z ultraconnectée. Pour l’industrie musicale, c’est tout sauf un scoop. Depuis le début, elle scrute l’application mobile, analyse son pouvoir de viralité, son influence sur les tendances. Aujourd’hui, avec ses 800 millions d’utilisateurs, elle est devenue l’une de ses priorités.

En confiant un de ses morceaux à un tiktokeur star, le rappeur Drake a réalisé un coup de maître.
En confiant un de ses morceaux à un tiktokeur star, le rappeur Drake a réalisé un coup de maître.© YOU TUBE

La rage des challenges

A la base, le concept de TikTok paraît limpide: offrir à ses utilisateurs la possibilité de créer et partager des vidéos accompagnées de musique, de trois à soixante secondes. Au milieu des années 2010, Twitter s’y était déjà essayé, en créant l’application Vine. Mais elle fera long feu: en 2016, le projet était déjà abandonné. Quelques mois plus tard, c’est la société ByteDance, basée à Pékin, qui tente le coup en lançant TikTok. Le projet est conçu comme une adaptation de l’appli chinoise Douyin pour le marché étranger. En fusionnant avec Musical.ly, déjà très populaire, TikTok va rapidement prendre son essor. Sa simplicité est un atout. Son ouverture aussi: au contraire d’autres plateformes, pas besoin de s’inscrire pour consulter les clips.

Mais c’est surtout son algorithme qui intrigue. Contrairement à Twitter, Facebook ou Instagram, TikTok n’a pas été directement conçu comme un réseau social, mais bien comme une machine à recommander. Le « métier » de base de ByteDance se trouve d’ailleurs plutôt dans l’intelligence artificielle. Plus encore que les autres, TikTok analyse chaque mouvement: dès le moment où vous lancez l’appli, elle scrute votre activité et commence à faire des suppositions sur les séquences que vous seriez susceptible d’aimer. Pour cela, elle se base sur les infos que vous lui donnez délibérément. Ou pas. Dans cette dernière catégorie, on retrouve par exemple l’adresse IP ou le temps pendant lequel vous vous arrêtez sur une vidéo (que vous l’aimiez ou pas). Plus explicites sont les choix posés en likant une séquence, en s’abonnant à un tiktokeur, ou en suivant tel ou tel hashtag.

La chanteuse Dua Lipa a pu profiter de la formidable viralité de la plateforme.
La chanteuse Dua Lipa a pu profiter de la formidable viralité de la plateforme.© GETTY IMAGES

A ce sujet, TikTok a également donné une autre dimension au fameux croisillon #. Elément clé de son fonctionnement, il est l’outil numéro un pour propager les différents challenges que se lancent les tiktokeurs. Le plus souvent, ces défis consistent en des chorégraphies à reproduire. Avec cet effet collatéral: quand une danse cartonne, c’est aussi le morceau qui lui sert de bande-son qui en profite. En 2019, le tube de Lil Nas X, Old Town Road, avait déjà bénéficié du double effet TikTok. Il restera pendant dix-neuf semaines au sommet du hit-parade américain – un record. D’autres morceaux vont profiter de la viralité de TikTok: Don’t Start Now de Dua Lipa, Rockstar de DaBaby, Savage de Megan Thee Stallion, ou encore le Say So de Doja Cat. L’industrie a dès lors appris à intégrer l’appli à sa stratégie marketing. En la matière, on peut évidemment toujours compter sur le rappeur Drake pour sentir l’air du temps. L’exemple date de l’année dernière. Au mois de mars, en pleine quarantaine, le danseur-influenceur américain de 23 ans Toosie publie une vidéo de lui en train de danser sur un son inédit. Le morceau encore inconnu ressemble à du Drake pur jus. Normal: c’est bien un titre du rappeur superstar, qui a filé l’exclu au tiktokeur, le chargeant d’imaginer une danse et de la glisser sur le réseau. Un coup de maître. Quand Toosie Slide sort officiellement au mois d’avril, il est déjà assuré de devenir l’un des tubes du confinement…

Pour son dernier single, Megan Thee Stallion a misé sur TikTok. C'était sans compter sur la grève des chorégraphes noirs, qui s'estiment non reconnus.
Pour son dernier single, Megan Thee Stallion a misé sur TikTok. C’était sans compter sur la grève des chorégraphes noirs, qui s’estiment non reconnus.© BELGA IMAGE

Si la hype est donc souvent moins spontanée qu’elle n’en a l’air, TikTok reste pourtant un endroit où une tendance peut débouler d’à peu près nulle part. Le moteur de l’appli est ainsi conçu qu’il fait régulièrement remonter des anonymes. L’an dernier, une septantaine d’artistes auraient ainsi trouvé un contrat après avoir créé le buzz sur TikTok. D’un autre côté, certains noms confirmés n’hésitent plus à s’accaparer l’un ou l’autre « tube » issu de la plateforme, le remixant à leur sauce. Certains se mettent à parler de hits TikTok – que l’on peut par exemple retrouver sur des chaînes YouTube ou des playlists Spotify spécialement dédiées. De là à parler d’uniformisation ou de morceaux spécialement conçus pour marcher sur la plateforme, il n’y a qu’un pas. Malgré cela, la machine TikTok reste imprévisible. Qui aurait pu deviner que la dance music vietnamienne y devienne tendance? Ou qu’y soit lancé le Caretaker challenge, défi consistant à se filmer en train d’écouter Everywhere at the End of Time, obscur album de l’Anglais James Leyland Kirby, étalé sur six disques? Un trip atmosphérique angoissant de plus de six heures et demie, illustrant le lent déclin d’un patient atteint de la maladie d’Alzheimer? Les voies de TikTok, décidément, sont impénétrables…

Grève générale

En sortant le single Thot Shite, en juin dernier, la rappeuse Megan Thee Stallion était sûre de son coup. Comme ses tubes précédents, Savage et WAP, les tiktokeurs allaient assurer son décollage, en l’utilisant pour un nouveau challenge. Bingo assuré? Pas si sûr. En effet, depuis maintenant près de deux mois, les chorégraphes noirs sont en grève sur TikTok. C’est Erick Louis qui a lancé le mouvement pour dénoncer une non-reconnaissance systématique des danseurs noirs sur la plateforme. Alors qu’ils y sont parmi les plus actifs et créatifs, ce sont trop souvent les stars blanches qui en retirent les bénéfices, en reprenant les chorégraphies sans créditer leurs créateurs. L’un des exemples les plus emblématiques est celui de Jalaiah Harmon. En 2019, âgée à l’époque de 14 ans, la teenager d’Atlanta se filme avec une copine en train de danser sur le morceau Lottery du rappeur local K-Camp. Elaborée, la choré est rebaptisée The Renegade et commence à tourner sur les réseaux. Quand la star Charli D’Amelio – près de 130 millions d’abonnés – finit par la reprendre à son tour, The Renegade explose un peu partout. Au point que certains finissent par lui attribuer l’invention du mouvement. Finalement, il faudra notamment un article du New York Times pour que la création de Jalaiah Harmon soit reconnue. Black tiktokers matter…

Lorsque Charli D'Amado reprend la choré The Renegade, elle cartonne sur les réseaux. Au point qu'on lui en attribue l'invention, à tort.
Lorsque Charli D’Amado reprend la choré The Renegade, elle cartonne sur les réseaux. Au point qu’on lui en attribue l’invention, à tort.© GETTY IMAGES

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