Bilan de la Game Developers Conference: le changement, maintenant

Midnight Protocol
Michi-Hiro Tamaï Journaliste multimédia

Après deux ans de no show présentiel, la Game Developers Conference brossait le mois dernier un stupéfiant paysage gaming post-Covid-19 à San Francisco. Ou comment le confinement a influencé la créativité gaming et dopé ses NFT, y compris en Belgique.

Bien malin qui pourra jauger l’impact exact du confinement sur la créativité ludique. Après deux ans d’absence en présentiel, la Game Developers Conference (GDC) de San Francisco prenant place le mois dernier regorgeait toutefois d’indices montrant que la pandémie a bien bousculé l’identité du gaming. L’Independent Games Festival (un Sundance du jeu vidéo rattaché à ce salon de 12.000 visiteurs) alignait une vague de créations marquées par la sédentarité et l’isolement obligatoires de leurs auteurs. Bouleversant également l’idée même de thérapie par le jeu vidéo, le Covid-19 a en outre attisé les jeux en blockchain qui crépitent autour des NFT (Non Fungible Token). Qu’est-ce qu’un jeu vidéo en 2022? Tentative de réponse depuis le stand belge du salon, monté pour la première fois par l’Agence wallonne à l’Exportation et la Flanders Investment & Trade, son homologue flamand.

Hubris
Hubris

Trip Hawkins, le cofondateur d’Electronic Arts (celui des belles années) prévoyait, il y a deux ans, que le jeu vidéo vivrait une accélération. Auréolé de ventes records (1) et d’un public qui s’est élargi (notamment aux 55-64 ans), le secteur a profité du stay at home mondial. Hautement collaborative, sa création a par contre dû s’y adapter. Parmi les douze studios regroupés sous la bannière du stand belge de la GDC, les Liégeois de Wild Bishop se sont ainsi lancés dans Judgement fin 2019, quelques mois à peine avant une hibernation mondiale, sans date de sortie annoncée. « Nous devions d’abord impérativement tester ce jeu multijoueur en local (dans la même pièce, NDLR) sans pouvoir y jouer en ligne. Le confinement tombait donc au pire moment. On a perdu un temps fou en avançant à l’aveugle, souligne Brice Mattivi, cocréateur de ce jeu d’arcade compétitif entre baston et handball, qui rêve de ce projet depuis quinze ans avec Didier, son grand frère. J’ai fini par tester le jeu avec mon fils de 12 ans, comme je le pouvais. Mon travail d’écriture et de game design a aussi souffert de cet isolement. Ne pas rebondir avec son équipe sur des idées, dans la même pièce, est très handicapant. » Invoquant des tacles brutaux, Judgement se pratique au fil de versus, avec des équipes de deux à trois joueurs à la santé limitée. Cette réinterprétation 3D du légendaire Speedball 2 (de Bitmap Brothers en 1990) marque des points via des buts à la main et des éliminations adverses. Judgement se dresse comme le premier projet de Wild Bishop, ambitieux incubateur de jeux vidéo hébergeant également Glitch (un FPS compétitif en VR). L’initiative est d’autant plus singulière qu’excepté Cyborn (un FPS solo en VR des Anversois d’Hubris) et Roguebook d’Abrakam, les jeux orignaux ne se bousculaient pas sur le stand gaming belge. La plupart des studios noir-jaune-rouge offraient des services au développement, via notamment l’adaptation de plateformes.

Judgement
Judgement

Couronné d’un MegaGrant, une bourse qu’Epic Games accorde à des projets exploitant habilement son Unreal Engine (son moteur de jeu de référence) et préparant une première démo pour le mois prochain, Judgement « multiplie les hommages aux fatalities des premiers Mortal Kombat en essayant de faire exploser la personnalité de chaque personnage, poursuit Clayton Mitchell, en charge des visuels du jeu. Plus c’est tordu, plus j’aime. Mais sans présentiel, l’équipe avait du mal à s’accorder sur ce point clé de l’identité du jeu. » Et Brice Mattivi de préciser que « ne pas voyager a aussi été dommageable. Face à un problème de gameplay en confinement, je ressassais toujours les mêmes solutions. Depuis la réouverture, je ne reste plus coincé des jours, voire des semaines. »

La fête dans ta tête

D’autres développeurs semblent par contre avoir nourri une obsession -avouée ou non- du game design inspirée de leur sédentarité pandémique. La chambre, la cuisine, le bureau et le déménagement figuraient ainsi parmi les thèmes de quatre jeux indé nominés à l’Independent Games Festival de la GDC. Révélateur de talents depuis plus de dix ans (Jenova Chen, Jonathan Blow…), cet événement indé majeur réparti en sept catégories pointait ainsi Last Call, une exploration poétique et autobiographique d’un appartement avant déménagement. Ce jeu de Nina Freeman -grande rénovatrice du thème de la sexualité dans les jeux vidéo- résonne avec Unpacking, sorti en 2021. Demandant de déballer des dizaines d’objets (de caisses) pour les placer dans des chambres représentant des tranches de vies différentes, ce tetris-like d’une précision diabolique ravira les maniaques du rangement.

Pendant le confinement, la cuisine s’est également hissée comme une échappatoire pour se distraire. Nainai’s Recipe l’illustre à merveille en proposant de hacher très finement des poireaux, jeunes pousses d’oignon et autres gousses d’ail avec un niveau de détail inouï. Brandissant l’idée d’un lien familial tissé grâce à ses recettes, ce jeu de cuisine se double d’un dialogue constant avec la grand-mère d’un de ses auteurs, pour des chats entre la Chine et les États-Unis.

L’horizon des développeurs s’est donc considérablement réduit pendant le confinement, mais pas leurs idées. Fixé dans un bureau face à un ordinateur, Midnight Protocol de LuGus Studios a par exemple été nominé par l’IGF dans la catégorie Excellence in Design. Ce typing game qui focalise son action sur un système d’exploitation fictif à la classe folle avance dans le sillage de The Typing of the Dead et de Nanotale – Typing Chronicles des Montois de Fishing Cactus. E-mails, chats, bases de données à explorer et (surtout) sessions de hacking… Ce jeu de stratégie au tour par tour se distingue des précités par la résonance que cultive son gameplay au clavier et son propos sur le piratage.

Laurent Grumiaux et Bruno Urbain, fondateurs du studio montois Fishing Cactus.
Laurent Grumiaux et Bruno Urbain, fondateurs du studio montois Fishing Cactus.

L’AZERTY m’a tuer

« En termes de game design, ça ouvre énormément de portes tant l’immersion est forte, note Sam Agten, le créateur du game design de Midnight Protocol. Car contrairement aux armes à feu des FPS, ici, le clavier du joueur est une pièce essentielle présente dans le jeu. Ça fait juste sens. On a en outre essayé d’utiliser le plus possible de terminologies exactes. Toutes nos attaques sont ainsi inspirées de la réalité. Notamment sur le BGP protocol, une technique qui a été utilisée lors d’une offensive contre Facebook. Nous essayons aussi de montrer que le piratage passe aussi beaucoup par du social engineering, soit de la manipulation de personnes visant à obtenir des informations confidentielles. »

Coeur de l’action de Midnight Protocol, les phases de piratage demandent de se déplacer de point en point, sur une grille en essayant d’atteindre des cibles dans le bon ordre et le plus efficacement possible. Le tout, uniquement via des lignes de commande à retenir et sans souris. Notamment inspiré de Deus Ex: Human Revolution, le jeu exige d’éviter d’être repéré. D’autant qu’il pourchasse un hacker ayant dévoilé en ligne les informations privées de son protagoniste. « La culture des hackers souffre de préjugés affligeants au cinéma, à la télé et dans les jeux vidéo, poursuit Sam Agten. Concernant ces derniers, les phases de piratage se résument souvent à des petits jeux d’arcade ou à des puzzles sans intérêt. Dans les films ou au journal télévisé, il faut en outre toujours que les hackers portent un hoodie avec une tête de mort. L’idée de Midnight Protocol est de changer ça. Pour avoir travaillé dans la cybersécurité, la réalité se rapproche plus de celle de Mr. Robot. »

NFT, défense d’entrer?

Poussant l’humanité à se planquer derrière son clavier, le Covid-19 a bouleversé le marché de l’art et fait grimper ses NFT (Non Fungible Token) en flèche. Vidéo, illustration, musique… Ces titres de propriété d’objets virtuels alimentaient les débats dans les allées de la Game Developers Conference. Ces jetons dits non fongibles -car irremplaçables et impérissables- se traduisent par des items de toutes sortes que le gamer peut récupérer dans le jeu, créer ou acheter pour ensuite les revendre. Le tout, en s’adossant à la blockchain, soit un registre de transactions cryptographié, décentralisé et partagé entre plusieurs utilisateurs.

« En tant que développeur indé, on a la chance de créer des jeux de manière égoïste et donc de bosser sur des projets qui nous plaisent d’un point de vue ludique et artistique, souligne Laurent Grumiaux, cofondateur du studio montois Fishing Cactus. Or, les jeux NFT considèrent d’abord le gamer comme une manne à pognon, ce qui biaise la création dès le départ. Je n’ai absolument pas envie d’avancer avec cette vision en tête. Tu galères pour trouver 500.000 euros pour créer un jeu avec une âme et une mécanique sympa et pendant ce temps, j’ai vu cette année plusieurs projets de jeux NFT lever tranquillement 10 à 220 millions d’euros pour des ressorts ludiques sans intérêt. »

Et de fait, à la GDC, demander des détails de gameplay sur les stands d’Alien Worlds, Blockchain Brawlers ou Blood Rune se soldait par des réponses inconsistantes et embarrassées. Ces blockchain games qui adossent leurs éléments centraux (notamment des cartes à jouer dans le cas de Gods Unchained ou Axie Infinity) semblent dessiner un paysage futur où deux philosophies gaming très différentes s’opposeront. « Cette différence se ressent déjà aujourd’hui, poursuit Laurent Grumiaux. Je suis allé sur le stand de la Blockchain Game Alliance, qui présentait un tableau affichant les noms des 300 développeurs qui l’ont rejointe. Je viens sur ce salon depuis plus de dix ans et la plupart de ces noms me sont inconnus. »

Et Bruno Urbain, l’autre moitié de Fishing Cactus, de préciser: « Un modèle va émerger mais pour le moment on est comme au tout début du free to play et des microtransactions il y a dix ans, soit beaucoup de bruits parasites. On avait testé les microtransactions sur smartphone avec Paf le Chien en 2009. Mais ça ne nous intéresse finalement pas intellectuellement. On peut aisément imaginer qu’un clivage « NFT ou pas » existera à l’avenir. D’autant qu’aujourd’hui, à l’exception de Fortnite, les jeux gratuits regorgeant de microtransactions sont déjà très dissociés des titres dits classiques. Au final, la plupart des projets NFT seront toxiques et atroces. »

La cible à abattre

Moqués sur scène lors de la cérémonie de l’Independent Games Festival et coiffés d’une réputation exécrable pour le climat, les NFT ludifiés ont été approchés sans succès par Electronic Arts, Square Enix et Ubisoft ces derniers mois. Les blockchain games n’en alignaient pas moins différentes pièces maîtresses de leur puzzle sur le salon, jusqu’au stand belge. Originaire de la province d’Anvers, Venly y vantait ainsi les mérites de sa solution grand public de portefeuille virtuel facilement adaptable dans tout jeu vidéo. Élément-clé de ces items existant aussi en dehors du jeu, le « wallet » les stocke et les revend contre des cryptomonnaies. Pas anodin.

Venly
Venly

Car ici la promesse pour le gamer est bien de devenir propriétaire des objets in game qu’il achète. Une proposition alléchante vu que dépenser plusieurs centaines d’euros pour des costumes de Fortnite ne permet pas de les revendre par la suite. Face au problème de la péremption des jeux qui rendrait leur valeur caduque, le petit monde des blockchain games tente de rendre des items NFT, comme une épée ou une maison, compatibles d’un jeu à l’autre. Cette interopérabilité se traduirait par exemple par le fait qu’une épée en bois de Minecraft pourrait être utilisée dans un jeu comme Forgotten Artifacts. Appliquée aux ambitions metaverse de Decentraland et de The Sandbox, cette interopérabilité y est vue comme un graal tant ces mondes ouverts poussent la logique des NFT à fond les pixels. Chaque terrain ou immeuble peut y être créé, acheté et soumis à spéculation. Une gamification en somme du monde des cryptomonnaies qui amusera sans doute plus les traders que les gamers…

(1) Le jeu vidéo a augmenté ses ventes de près de 15% de 2020 à 2021 et pesait cette année-là 163,78 milliards d’euros.

DeepWell, le bon médoc

Mike Wilson et Ryan Douglas
Mike Wilson et Ryan Douglas

Il y a un an,Stilstandd’Ida Hartmann a prouvé que la représentation de la santé mentale dans le jeu vidéo a évolué à pas de géant ces dernières années. Objet de détournements thérapeutiques, le gaming commercial alimente également des pratiques psychanalytiques de quelques thérapeutes en France. Cette boucle vertueuse qui tourne le dos à la vacuité culturelle duserious gaminga redémarré de plus belle à la GDC de San Francisco. S’alliant à l’ingénieur Ryan Douglas, Mike Wilson y a en effet annoncé le lancement officiel deDeepWell. Conscient qu’Animal Crossing,Doom Eternalet autreAmong Usont atténué le manque de contacts sociaux en temps de Covid, le vétéran de l’industrie gaming entend rassembler des bonnes pratiques de game design pour la santé mentale via ce nouveau label. La structure notamment entourée de neuropsychologues et de développeurs comme Lorne Lanning (le créateur deL’Odyssée d’Abe!) n’a pas encore annoncé de projet concret. L’engagement de Wilson pour la santé mentale est toutefois connu de longue date, depuis le suicide d’un de ses proches. Son savoir-faire éditorial devrait en outre lui amener un bon karma. Wilson a en effet commercialement accompagné les sorties deDoometQuakedans les années 90. Mais il a également cocréé Devolver, éditeur majeur du jeu vidéo indé (Fall Guys, Gods Will Be Watching, Broforce, The Talos Principle…).

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