Spotify, MisterCash pour quelques-uns, aumône pour tous les autres
Sur Spotify, les plus gros streamers sont des inconnus qui publient des milliers de morceaux « ambient » sous des centaines de noms. Une dérive qui pose question et montre les limites du business model des plateformes musicales.
Par Laurent Raphaël
Il y a quelques années, quand les plateformes de streaming musical essuyaient encore les plâtres, un bruit courait que des petits malins avaient trouvé une faille dans le système pour le transformer en MisterCash. En gros, ils publiaient un morceau original sur Spotify -souvent quelques notes tapées au hasard sur un clavier MIDI-, puis faisaient jouer leur « création » en boucle H24 sur des dizaines de téléphones connectés en wifi. Résultat: leur compteur tournait tout seul et à la fin du mois, ils ramassaient les droits d’auteur versés par le géant suédois. Simple et efficace. Le hold-up parfait, d’autant plus que l’entourloupe était parfaitement légale.
Légende urbaine? Pas sûr. On apprend en effet aujourd’hui que des gros malins cette fois-ci ont repris l’idée mais en l’élargissant à une échelle industrielle. C’est le quotidien suédois Dagens Nyheter qui révèle le pot aux roses. L’enquête d’un de ses journalistes a permis d’identifier quelques dizaines d’individus qui ont réussi à placer leurs ritournelles « ambient » sur les playlists les plus populaires du juke-box numérique, totalisant à l’arrivée des… milliards d’écoutes. De quoi mettre du beurre et du caviar dans les épinards.
Concrètement, comment procèdent ces Arsène Lupin 3.0? Le Monde, qui reprend l’info, cite le cas du « compositeur, producteur et musicien suédois » Johan Röhr. Un bel exemple de schizophrénie puisque cet inconnu se cacherait derrière 650 faux noms -d’hommes, de femmes, d’Occidentaux, d’Asiatiques, histoire de toucher les utilisateurs sur les cinq continents- qui ensemble revendiquent la paternité de 2 700 morceaux instrumentaux disséminés sur des playlists ultra populaires spécialisées dans le baume acoustique planant ou apaisant. On parle ici de millions d’abonnés pour les plus courues. Et de milliards d’écoutes cumulées pour un seul homme. 15 milliards exactement dans le chef de Johan Röhr, soit plus qu’Elton John ou Abba… Un astucieux dispositif qui rapporte gros évidemment: en 2022, le Scandinave déclarait 32,7 millions de couronnes (2,9 millions d’euros) de revenus. Merci Spotify.
Si tout ça n’est pas très moral, rien d’illégal cependant. Les filous profitent juste des faiblesses d’une technologie imparfaite, un peu comme ces villageois qui récupèrent le pétrole s’échappant des pipelines. Et puis, est-ce la faute de ces opportunistes si le public est accro aux anxiolytiques sonores? C’est toutefois oublier que ce tour de passe-passe est symptomatique d’un problème d’équité inscrit au cœur d’un business model qui survit -et encore, tout juste- sur une fausse promesse d’accessibilité. En réalité, les petits joueurs se retrouvent perdus dans la masse de titres avec zéro espoir d’en vivre.
Car pendant que certains se gavent à l’œil -ou plutôt à l’oreille-, les « vrais » artistes, qui ne trichent pas et ne se contentent pas de produire de la marmelade à la chaîne -sans doute grâce à une IA en plus-, ne récoltent que des miettes. Avec 0,003 à 0,004 dollar par stream, il en faut en effet des fans pour arriver à un salaire décent. À la régulière, c’est presque mission impossible pour un nouveau venu qui n’aurait pas profité de l’accélérateur TikTok ou Star Ac. Le calcul est d’ailleurs vite fait: un million d’écoutes ne génèrent que 3 000 euros (et encore, sans compter la part des labels, les taxes et les frais divers). On a donc d’un côté les gros chalutiers -une poignée de stars planétaires et une autre poignée de resquilleurs- qui raclent les fonds avec des filets surdimensionnés, et de l’autre une armada de petits embarcations équipées de simples cannes à pêche.
Excédés, des artistes commencent à se mobiliser pour échapper à l’emprise des nouveaux maîtres numériques du jeu, entre gains marginaux et dictature de la viralité. Et notamment James Blake, qui a annoncé sur X qu’il se lançait sur une nouvelle plateforme plus éthique, Vault, où les internautes s’abonnent directement au compte de leur idole, l’argent récolté tombant directement dans la poche des musiciens. À eux de proposer en échange des contenus originaux et exclusifs. « Nous espérons que c’est un grand pas en avant pour permettre aux artistes d’être aussi authentiques que possible en gagnant leur vie« , a déclaré le père de Godspeed. Après le divorce entre Universal et TikTok, un nouveau front pour les rois du Web. Et une petite lueur d’espoir pour la scène musicale.
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