Laurent Raphaël
Pourquoi tant de jumeaux sur les écrans?
La question du double préoccupe apparemment les artistes. Les jumeaux sont partout sur les écrans, et souvent interprétés par le même acteur ou la même actrice. L’occasion de réfléchir à notre identité menacée à l’heure de l’IA?
Ce n’est d’abord qu’une vague impression, comme la réminiscence des lambeaux d’un rêve. Et puis soudainement, tout s’éclaire, l’image se fixe, plus nette que l’écran de The Sphere à Las Vegas, et ne quitte plus l’esprit, aussi obsédante que la morsure d’une colonie de punaises de lit. Ce qui a provoqué le déclic? L’Amour et les Forêts, le film de Valérie Donzelli racontant avec une rare subtilité l’implacable mécanique de l’emprise psychique d’un homme -Melvil Poupaud, redoutable en mari jaloux aussi prévenant que pervers- sur sa compagne. Virginie Efira y campe Blanche, la victime. Mais aussi sa sœur jumelle Rose, témoin impuissant du drame qui se met en place. Une actrice, deux rôles. Et deux personnalités opposées à l’écran, l’une extravertie et lucide, l’autre plutôt réservée et prisonnière de l’enfer conjugal. Mais physiquement, c’est le jeu des 7 différences, et uniquement autour des vêtements et de la coiffure. Depuis cette expérience remuante, mon cerveau s’est mis à frétiller, à faire des liens, à rembobiner tout ce qu’il a ingurgité ces dernières semaines et mois pour y trouver deux fils rouges aussi brillants après coup que les néons de l’artiste Dan Flavin, et qui parfois se croisent au gré des fictions: la gémellité d’un côté, les doubles (voire triples ou plus) rôles endossés par le même acteur de l’autre.
Faut-il y voir le simple reflet d’une réalité démographique? Avec l’explosion des naissances gémellaires ces dernières années -raisons principales: l’âge des mères et le recours à la procréation médicalement assistée-, statistiquement, il y a en effet plus de chance aujourd’hui de voir émerger des jumeaux artistes qu’il y a deux ou trois décennies. Le cas des vétérans de Blonde Redhead, trio arty composé aux deux tiers des frères Amedeo et Simone Pace (l’un chanteur-guitariste, l’autre batteur), qui se rappellent à notre bon souvenir cet automne avec l’album Sit Down for Dinner après un silence radio de neuf années, n’a donc plus rien d’exceptionnel.
Mais au-delà de cette donnée purement factuelle, on a vu se multiplier ces derniers temps des œuvres qui mettent en scène et interrogent directement cette similitude génétique. C’est le cas notamment de l’excellente Florence Dupré la Tour qui, dans le bien-nommé Jumelle: Dépareillées, poursuit en BD son exploration piquante et jubilatoire des multiples facettes d’une enfance placée sous le sceau du “double je”, entre ressemblances physiologiques et dissonances psychologiques avec sa sœur Bénédicte.
Être soi et en même temps un autre. Qu’est-ce qui les réunit, les sépare, les contraint? Ces questions existentielles vertigineuses, exacerbées dans la puissante série I Know This Much Is True avec un Mark Ruffalo au four et au moulin, et qu’on se pose tous à l’heure de l’IA, la fiction les décline goulûment dans une floraison de jeux de miroirs troublants. L’Amour et les Forêts -comme l’ofni L’Autre Laurens avec là aussi une affaire de jumeaux aux trajectoires on ne peut plus divergentes mais dont les égarements de l’un collent à la peau de l’autre- se situe à la croisée de cette recherche identitaire et d’une autre tendance actuellement prisée des réalisateurs: faire jouer plusieurs rôles par le·la même comédien·ne. Avec des configurations variables. Dans le gothique The Eternal Daughter par exemple, de Joanna Hogg, Tilda Swinton incarne une réalisatrice encombrée de fantômes. Face à elle, la même Tilda Swinton, mais dans le rôle de… la mère.
La palme revenant à Noomi Rapace, qui interprétait en 2017 à elle seule les sept sœurs jumelles du thriller d’anticipation Seven Sisters… Mais gageons qu’avec le deepfake, nous verrons fleurir à l’avenir des scénarios remplis de clones. Si pas pour des impératifs esthétiques, pour des motifs économiques -quel producteur ne rêverait pas d’avoir deux ou trois vedettes pour le prix d’une? Rien de vraiment neuf sous le soleil en réalité. Au tournant du XXe siècle, le maître des illusions Georges Méliès s’était déjà amusé à se démultiplier dans une série de courts métrages, dont Le Portrait mystérieux ou encore L’Équilibre impossible, dans lequel pas moins de quatre Méliès identiques se livraient à un numéro d’équilibriste. Visionnaire.
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