L’édito : De vive voix

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Laurent Raphaël
Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Ce n’était pas un rendez-vous régulier, comme celui qu’on peut avoir toutes les semaines avec son psy, mais chaque fois que je tombais par hasard le samedi en début d’après-midi sur la voix éraillée de “l’épicurieux” Marc Danval, disparu la semaine dernière à l’âge honorable de 85 ans, une onde de plaisir me léchait l’échine et ma voiture se transformait instantanément en juke-box à remonter le temps. Direction les années 30, 40, 50 ou 60 pour une cure revigorante d’opérette, de be-bop ou de boogie-woogie, le tout entrecoupé d’anecdotes et de souvenirs croustillants déclassifiés avec malice par celui qui était tombé dans la marmite jazz quand il était petit.

Sa faconde et son espièglerie d’éternel galopin avaient l’art de vous ensorceler et de vous transporter dans des galaxies musicales très éloignées a priori de votre habitat sonore naturel. En sa compagnie, on troquait volontiers ses baskets et son smartphone contre un galurin et une paire de chaussures vernies. Ces instants arrachés au bruit de fond électro-pop de l’époque vont me manquer. Avec sa playlist carburant aux 78 tours grésillants, son émission était complètement anachronique et c’est ce qui la rendait indémodable. L’admirateur de Guitry et de Vian s’adressait littéralement à la troisième oreille, celle qui est cachée dans le cerveau et réagit à l’émotion sincère et à la magie d’une voix envoûtante qui vous raconte une belle histoire.

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Une formule ancestrale toujours gagnante si l’on en croit l’intérêt croissant pour la lecture à haute voix, qui pourrait bien donner un nouveau souffle à la littérature, et peut-être même la sauver du naufrage numérique que certains lui pronostiquent. Pas un festival ou salon du livre aujourd’hui sans son cortège de comédiens renommés venus lire des extraits de romans. Une théâtralisation du verbe qui attire un large public, curieux de vivre une expérience collective qui rappelle au choix la messe ou ces rituels primitifs rassemblant une communauté autour d’un conteur.

Plus révélateur peut-être encore de cette tendance est le succès inattendu des livres audio. Dans la foulée des CD d’Audiolib qui ont permis de rendre les longs trajets en voiture moins fastidieux et par la même occasion de “rattraper” l’un ou l’autre incontournable qu’on n’a pas eu le temps de lire au moment de sa sortie, on assiste à une nouvelle guerre commerciale sur ce terrain, pas entre les maisons d’édition comme on aurait pu s’y attendre mais bien entre les Gafas. Audible, la filiale spécialisée d’Amazon, domine actuellement un marché dont le chiffre d’affaires s’élève déjà à 5 milliards de dollars. Mais qui pourrait grimper à 35 milliards de dollars d’ici 2030 d’après le cabinet Grand View Research, cité par l’AFP. Un magot qui aiguise les appétits des autres poids lourds du Net, pressés de trouver de nouveaux débouchés pour diversifier leurs activités et consolider des modèles économiques toujours fragiles. Après Apple, c’est au tour de Spotify de se lancer dans la bagarre. La plateforme vient ainsi d’annoncer le lancement d’une offre audio (payante) forte d’un catalogue de 300 000 titres.

Le passage du muet au parlant dans le monde de l’édition ne change pas seulement les habitudes de la chaîne du livre, il bouleverse aussi notre rapport à la lecture. On avait pris l’habitude depuis l’invention de l’imprimerie et surtout depuis l’alphabétisation de masse de lire silencieusement, pour soi. Une attitude introspective symbolisée par le tableau La Jeune Fille lisant de Fragonard. On en aurait presque oublié que “la lecture sonore, sociale, a précédé la lecture muette, intime, logée en son for intérieur”, comme le rappelle dans Télérama le philosophe Peter Szendy, auteur de Pouvoir de la lecture – De Platon au livre électronique (La Découverte).

Ce retour aux sources traduit-il un regain d’enthousiasme un peu inespéré pour la littérature ou faut-il y voir surtout un effet collatéral de notre difficulté grandissante à nous concentrer sur une activité exigeant une concentration maximale, au bénéfice d’une lecture plus festive, plus divertissante? Poser la question…

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