Le cinéma en pince pour le format carré

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Laurent Raphaël
Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Robin Campillo, Cédric Kahn, Colm bairéad… Ils délaissent les largesses du Cinémascope pour un sobre format carré. Nostalgie? Effet de mode? Réaction au gigantisme? Sobriété? Un peu tout cela à la fois. On vous explique.

Matonge, avril 2013. À l’écart du tumulte de ce quartier animé de la capitale, et à quelques minutes de la séance du début de soirée, la grande salle du cinéma Vendôme ressemble à une nef silencieuse, peuplée de rares fidèles dont les chuchotements modulent ici et là le ronron de la clim. Le calme avant la tempête qui s’apprête à déferler sur l’écran. Une tempête muette, en noir et blanc et, plus inattendu encore, au format carré. Son nom: Blancanieves.

Ce conte sculpté dans la lumière s’inspire de l’histoire de Blanche-Neige, mais transposée dans l’Andalousie aride des années 20. Un mélodrame ensorcelant doublé d’un choc esthétique: en se réappropriant les codes expressionnistes du muet, dopés par des contrastes surréels, le réalisateur Pablo Berger transforme ce pur fantasme de cinéma en délicieuse friandise poétique plus aboutie et délectable que si elle avait pris ses aises sur la toile. Débarrassé des éléments périphériques, l’œil concentre toute son attention sur le cadre, dont chaque détail et chaque visage devient signifiant.

De mémoire de cinéphage, on n’avait jamais vu ça depuis que le Cinémascope impose sa loi, à part chez Andrea Arnold en 2009, son Fish Tank (2009) expérimentant déjà le cadrage serré. Tous deux interrogent indirectement la logique expansionniste de l’industrie. Pourquoi, sinon en vertu d’un réflexe néolibéral intériorisé, le cinéma moderne a-t-il bouffé systématiquement tout l’espace disponible, sans s’interroger sur la pertinence formelle de ce choix?

Sur les pas de Mia, 15 ans, dans Fish Tank. Un cadrage serré au service de l’immersion.

Le réalisateur espagnol a-t-il déverrouillé un tabou? Ou est-il juste le premier de cordée d’une tendance inscrite dans les astres, en réaction à cette course au gigantisme? Depuis dix ans, les films aux proportions plus modestes se sont en tout cas multipliés. Citons en vrac Le Fils de Saul de László Nemes en 2015, L’Île rouge de Robin Campillo ou l’émouvant The Quiet Girl de Colm Bairéad, tous deux en 2023. D’autres ont joué sur les deux tableaux, comme Xavier Dolan, qui alterne les gabarits dans Mommy, comme Quentin Tarantino, qui insère un passage en format carré -pour une parodie d’un feuilleton de l’âge d’or- dans son Once Upon a Time… in Hollywood, ou comme Wes Anderson, dont le Asteroid City s’ouvre sur une scène en noir et blanc aussi haute que large avant de basculer vers les couleurs pétantes et le rectangle consacré. D’autres encore ont emprunté une voie moins radicale, celle du 4:3 de la télé de papa (et de Kubrick!), qui s’invite pendant la première partie du Maestro de Bradley Cooper. Netflix suit le mouvement… Tout comme Prime Video avec Saltburn.

On notera que ce sont souvent des jeunes cinéastes ou alors des cinéastes à la pointe de la cinéphilie qui ont osé désacraliser la toute-puissante vision panoramique popularisée par Hollywood. Si l’hommage au passé est souvent invoqué pour justifier ces rétrécissements, il n’est pas interdit non plus d’y voir l’influence d’Instagram, qui avait épousé l’image carrée à ses débuts avant de céder aux sirènes du vertical. Même si dans la bouche des intéressés, il s’agit avant tout d’adapter la forme à un fond intimiste, le boudoir se prêtant mieux à l’autopsie des sentiments que le hall de gare. Le resserrage fonctionne donc comme un microscope émotionnel. Quand il ne matérialise pas, autre atout, la pression, l’asphyxie sociale. C’est palpable par exemple dans Le Procès Goldman de Cédric Kahn, qui a aussi jeté son dévolu sur ce cadre étriqué (reflet de la société).

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Rappelons pour bien prendre la mesure de cette petite révolution que le sens de l’Histoire prône la dilatation. Pour faire court, le muet était enfermé dans un quadrilatère aux quatre côtés égaux. Ensuite, à partir des années 50, deux dimensions se sont déployées en parallèle: le format rectangulaire (avec ses nombreuses variantes) pour le 7e art et le format 4:3 pour la télévision. L’arrivée du 16:9 et des écrans plats a rebattu les cartes, transformant le salon en cinéma de poche. Pour marquer sa différence, l’industrie a exploré d’autres pistes avec plus ou moins de succès, comme l’IMAX ou la 3 -voire 4D. Aujourd’hui, peu importe le support, tous les formats cohabitent, selon que l’on privilégie le grand spectacle ou la dentelle émotionnelle. Ce n’est pas la taille qui compte. Mais un peu quand même…

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