Laurent Raphaël

La littérature, avec des tripes ou allégée?

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Faut-il soumettre les manuscrits à un «lecteur en sensibilité» avant publication? La question fait débat dans le milieu littéraire. Une fausse bonne idée selon nous. Voici pourquoi.

C’est l’une des scènes pivot de la série The Other Black Girl, tout juste débarquée sur Disney+: pour ne pas avoir pris en compte les corrections d’un “sensitivity reader” ni écouté les réserves formulées par une assistante d’édition noire -Nella, figure centrale de cette comédie un peu trop décousue sur les inégalités raciales dans le monde du travail-, un auteur wasp à succès est accusé de racisme et promptement “cancellé” lorsque sort son nouveau roman mettant en scène un personnage noir stéréotypé. Moralité: dans un monde chatouilleux sur les représentations des minorités, mieux vaut pour un artiste éviter désormais de s’aventurer avec ses gros sabots en dehors de son périmètre sociologique, ou alors seulement avec la caution d’un·e superviseur·euse chargé·e de gommer tout ce qui pourrait déplaire, offenser, heurter, rabaisser.

De la fiction à la réalité… Le débat sur les experts en sensibilité (une influence du monde anglo-saxon) a rebondi avec la bisbille opposant depuis deux semaines deux écrivains en vue de la nouvelle scène littéraire francophone. Tout est parti d’un post Instagram de la maison d’édition du Nouvel Attila reprenant les propos de son poulain Kevin Lambert se réjouissant d’avoir eu recourt aux services d’une poétesse et professeure haïtienne pour éviter d’infamants raccourcis et complexifier les personnages haïtiens qui peuplent son nouveau roman, Que notre joie demeure.

Une précaution, et surtout une manière de s’enorgueillir de cette tutelle morale -“La lecture sensible, contrairement à ce qu’en disent les réactionnaires, n’est pas une censure. Elle amplifie la liberté et la richesse du texte”, pouvait-on lire sous la plume du Québécois-, qui ont fait bondir le Goncourt Nicolas Mathieu, lequel s’est fendu d’une réaction cinglante: “Où l’on apprend que n’être pas favorable aux sensitivity readers, c’est être réactionnaire”, a notamment réagi l’auteur de Connemara. Depuis, beaucoup d’encre coule sous les ponts de la Seine, chacun y allant de son commentaire, les plus téméraires choisissant leur camp selon une frontière idéologique floue, les allergiques à la censure volontaire se recrutant aussi bien dans les rangs conservateurs que chez les artistes de gauche (pléonasme), même si leurs motivations diffèrent sensiblement: défense du patrimoine et sacralisation du passé pour les uns, liberté d’expression inaliénable pour les autres.

© National

Et c’est bien l’enjeu de cette passe d’armes à fleuret moucheté, qui fait suite à plusieurs cas de révisionnisme littéraire (nettoyage sémantique en règle des œuvres d’Agatha Christie, de Ian Fleming et de Roald Dahl): la liberté de création doit-elle restreindre son champ d’action au nom d’un impératif de progrès social? Doit-elle abdiquer son pouvoir absolu de corrosion, de subversion, de mauvais goût pour ne pas froisser de légitimes revendications identitaires et de tout aussi légitimes luttes contre les discriminations en tout genre?

Bien conscient d’être disqualifié d’office de par mon pedigree, je ne peux m’empêcher de penser que la voie du muselage est dangereuse. L’art doit rester un sanctuaire inviolable (dans les limites de la loi bien sûr). L’imagination ne peut pas respirer dans trois mètres carrés. On ne peut pas se fier à la censure, versatile par nature: si un jour elle est animée de bonnes intentions, le lendemain elle se retrouve entre les mains des réacs de tous bords. Insulter la mémoire de celles et ceux qui ont payé parfois de leur vie une parole déviante -coucou Oscar Wilde- n’est pas la solution. Surtout dans un monde polarisé à l’extrême.

Plutôt que d’imposer des garde-fous étriqués (d’autant que des acteurs historiques de la chaîne du livre comme les éditeurs ou les relecteurs sont déjà là pour prévenir tout dérapage), ne serait-il pas plus pertinent de faire entendre d’autres voix, celles des femmes, des proscrits, des stigmatisés? C’est la position que nous défendons âprement. On a parfois besoin d’être bousculés. Dans un roman caustique qui paraît ces jours-ci, Sensibilités (Grasset), Tania de Montaigne s’amuse à imaginer une maison d’édition qui, pour faire le Bien, aurait décidé de produire des textes qui ne fâcheraient personne. Jusqu’à l’absurde. Ne confondons pas la littérature et la guimauve. Sinon on est bons pour une épuration des consciences qui nous laissera démunis face à la connerie et à la tyrannie, qui elles ne connaissent aucune limite.

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