La fascination pour l’IA nous fait oublier la plus élémentaire prudence

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Laurent Raphaël
Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Pendant qu’on disserte sur les dangers de l’IA, elle a déjà envahi notre quotidien. Seul un sursaut individuel et collectif pourrait limiter la casse.

Lorsque le sage montre la Lune, l’imbécile regarde le doigt. Serions-nous cet idiot qui fixe la main immobile alors que le satellite de la Terre est en train de nous foncer dessus? En matière d’intelligence artificielle, on peut légitimement se poser la question. Chaque jour déboule une nouvelle application soufflante en provenance de la Silicon Valley ou de ses environs -comme la nouvelle version de Photoshop qui permet au béotien de se prendre pour David LaChapelle- sans que les bouleversements éthiques pourtant vertigineux que chacune de ces petites révolutions porte en germe ne viennent tempérer l’enthousiasme général. Ou alors très timidement, et à l’initiative de futures victimes vite taxées de rabat-joie ou de losers.

À la décharge des adulateurs du dieu digital, les ruptures sont trop nombreuses et trop rapides pour que la réflexion et la prudence parviennent à suivre la cadence. Le cerveau et la raison voyagent en diligence quand l’innovation et les émotions se déplacent en Hyperloop. Un exemple: la voix. Signature sonore de notre personnalité, elle est au cœur de notre identité. Elle nous définit, nous singularise, comme l’iris ou l’ADN. Mais que vaut-elle encore si un logiciel dopé à l’IA -en l’occurrence VALL-E de Microsoft- peut en à peine trois secondes en reproduire à la perfection la tessiture et les intonations? La valeur, aussi bien marchande que symbolique de cet attribut qui met des années à se déployer dans la nature et qui occupe une place centrale dans la culture -que serait Freddie Mercury sans ses cordes vocales ultra stretch?-,s’en trouve d’un coup fortement dépréciée, ouvrant la porte à toutes les formes d’usurpation d’identité.

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Faire parler Trump en français ou se faire passer pour un génie des langues est un jeu d’enfant grâce à HeyGen, le logiciel de traduction automatique qui reproduit la voix originale. Une aubaine pour exporter ses contenus audio ou vidéo à moindre prix, un calvaire pour les traducteurs et les professionnels du doublage. N’importe qui peut en outre s’emparer d’un organe célèbre pour son propre compte (en banque). Il s’en est ainsi fallu de peu pour qu’une chanson générée à partir des voix de Drake et de The Weeknd -qui cumule des centaines de milliers d’écoutes sur différentes plateformes- se retrouve en lice pour les prochains Grammy Awards.

Mais combien de temps encore le barrage tiendra-t-il? Face au poids du marché, à l’euphorie de la toute-puissance, à l’ivresse de la création facile, à la logique du chiffre, les précautions morales ne pèsent pas bien lourd. Comme le démontre la grève interminable des scénaristes et acteurs à Hollywood: animés par la conviction que les mentalités sont mûres pour un reset qui met sur le même plan l’acteur et sa contrefaçon numérique, les studios ne cèdent pas devant le bataillon des stars.

Sous sa forme générative si intuitive, l’IA nous a en quelque sorte hypnotisés. On est comme le boxeur groggy qui admire les étoiles au lieu de reprendre ses esprits. Pendant ce temps, le bulldozer GAFAM avance, arase le terrain pour y implanter ses pépites high-tech. Le danger n’est pas qu’esthétique ou rhétorique. Rien n’échappe à l’appétit de l’ogre digital. Pas plus le divertissement que l’information. Foulant au pied le droit d’auteur et la propriété intellectuelle, ChatGPT siphonne sans vergogne les sites d’info pour nourrir la bête. Dans la vraie vie, on appelle ça du recel de biens volés. Certains médias puissants comme CNN ou le New York Times résistent. Mais cela n’empêche pas le super chatbot de bricoler des réponses. Elles seront juste encore un peu plus sujettes à caution.

Il est donc plus que temps de mettre de l’ordre dans ce nouveau far west. Car l’autorégulation est un mythe. On l’a vu avec Musk et l’Ukraine. Fascinés par la créature qu’ils ont enfantée, comme Frankenstein l’était par son monstre, les ingénieurs ne feront pas marche arrière. Pour éviter que les deep face et deep voice ne contaminent nos consciences, il faudra un sursaut individuel (se déconnecter, se désintoxiquer, aiguiser son esprit critique) et collectif (réguler, étendre le droit aux espaces virtuels). Sans ces deux pare-feu, on peut dire adieu à la vérité, à la démocratie et probablement à la plupart de nos métiers.

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