Pourquoi l’engouement pour les séries télé est souvent exagéré
L’engouement pour les séries télés ne faiblit pas depuis qu’elles ont gagné en légitimité grâce à quelques perles. Au risque de considérer la moindre création, même quelconque, comme géniale.
Et si l’engouement pour les séries télé était exagéré? Ce n’est pas moi qui le dis -même si je le pense parfois en piquant du nez devant la dernière soi-disant sensation du moment-, mais le philosophe français Bertrand Cochard dans un essai au titre éloquent, Vide à la demande (éditions l’Échappée). On voit déjà d’ici tous les accros aux formules all inclusive des Netflix, Prime et autres Apple TV+ se lever d’un bond, les yeux -rougis par une nuit de binge watching- lançant des poignards. Pas touche à mes potes Fargo, Tokyo Vice, Ripley ou Mon petit renne, dernier orgasme médiatique en date.
C’est qu’une certaine unanimité s’est répandue depuis les années 2000 pour considérer les feuilletons télé comme un art majeur. À ceux qui oseraient douter de la puissance d’un genre qui siphonne le temps libre et colonise les cerveaux, le fan brandit certains titres cultes comme Moïse les Tables de la Loi: The Wire, Les Soprano, Sex Education, Twin Peaks…
La Gen Z l’ignore peut-être mais avant le changement de millénaire, le monde des séries ressemblait à un trou noir: du néant, et ici et là une étoile perdue. Il fallait des lunettes spéciales 3e ou 4e degré, ou avoir vraiment beaucoup de temps à perdre, pour trouver un intérêt à des fictions -de Dallas à Magnum- qui repassaient en boucle les mêmes plats narratifs insipides. Pour un Le Prisonnier bousculant les codes formels et proposant un regard critique et visionnaire sur un monde en voie de technosurveillance, combien de produits décongelés aux micro-ondes hertziennes?
Que s’est-il passé pour que ce format ringard se mue en objet pop sacré et intouchable? Rendons à César… Quelques audacieux ont secoué le cocotier, signant des fresques sociales, politiques et subversives qui n’avaient rien à envier aux meilleurs films. On les connaît sur le bout des doigts: outre les exemples précités, ce sont les Breaking Bad, Mad Men, True Detective… Ces pépites ont contribué à changer le regard sur la création télévisuelle, mieux, à la légitimer.
Tout à coup, des philosophes, des psychologues se penchaient sur le petit écran avec déférence, et voyaient dans Lost ou House of Cards les clés de notre monde. L’industrie culturelle, HBO en tête, mettait sa force de frappe au service de cette nouvelle passion, avec d’autant plus de succès que dans le même temps, Hollywood oubliait ses fondamentaux en s’égarant dans des franchises de super-héros. Résultat: les acteurs et réalisateurs en vue ont accouru, chacun y allant de sa petite saga en clamant qu’ils trouvaient sur ce nouveau terrain la liberté artistique et les moyens que ne leur offrait plus le cinéma, devenu frileux et pingre.
Et s’il s’agissait au fond d’une grande méprise, entretenue par une alliance de circonstance, et contre-nature, entre un snobisme des élites qui n’aiment rien tant que réhabiliter ce qu’ils ont détesté la décennie d’avant et une aversion humaine pour le vide qui nous incite à nous jeter sur le premier passe-temps hypercalorique venu? Pour le dire autrement: les quelques authentiques chefs-d’œuvre qui jalonnent l’Histoire récente de l’art sériel ne sont-ils pas en réalité l’arbre qui cache une forêt de navets et de copies sur-gonflées? « Réfléchir sur les séries ou à partir des séries (…), précise Bertrand Cochard dans une interview au webzine ADN, c’est chercher à installer une complicité avec son lecteur, montrer que l’on peut faire philosophie de tout bois. Et pourquoi pas, bien sûr. Mais il y a un pas que je ne veux pas franchir, car je le trouve infantilisant: c’est celui qui consiste à dire au spectateur de ne pas s’inquiéter de se divertir en regardant tant de séries, car, en réalité (et on retrouve ici la posture surplombante du théoricien que ces intellectuels souhaitent pourtant à tout prix éviter), il pratique devant son écran de véritables exercices spirituels. De mon point de vue, ces discours vont beaucoup trop loin, et je crois qu’au fond personne n’est vraiment dupe.«
Bref, quand on s’enfile d’une traite Black Mirror, on ne muscle pas son esprit critique, on se transforme encore moins en dangereux contestataire, on boit juste le petit-lait préparé à la bonne température par la « machine à décerveler » pour citer Père Ubu. Un·e sériephile averti·e en vaut deux… ●
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