Emilie Dequenne continuera à vivre dans ses films, n’en déplaise à Trump, en croisade contre la culture gauchiste

Emilie Dequenne dans Au revoir là-haut d’Albert Dupontel (2017). Aussi à l’aise dans les comédies que dans les rôles dramatiques. © DR
Laurent Raphaël
Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

A l’écran ou dans la vie, Emilie Dequenne rayonnait. Partie trop tôt, elle laisse derrière elle une filmographie éclectique. Une liberté qui ne plairait pas à Trump, lancé dans un vaste programme d’épuration visuelle qui vise à nous rendre amnésique.

Un tourbillon. J’ai eu la chance de rencontrer Emilie Dequenne en 2006 dans les coulisses d’un shooting photo pour une campagne de la marque Paule Ka qui mettait en avant la nouvelle génération du cinéma francophone. Pétillante, volubile, solaire, elle ressemblait à un diamant brut brillant de mille feux. Elle n’avait que 25 ans et déjà une belle carrière derrière elle, propulsée par la fusée Rosetta en 1999. Pleine de vie et de projets, la jeune femme ne se faisait pas prier pour répondre aux questions, avec cette franchise mêlée d’aplomb qui a dû séduire les frères Dardenne, que ce soit pour évoquer un rapport parfois compliqué avec son corps ou pour évoquer sa passion pour le poker, idéal pour les comédiens et comédiennes car ce jeu «vous oblige à gérer vos émotions».

Elle aurait aimé vieillir comme Sophia Loren ou Jane Birkin, se disant même impatiente «d’avoir 30, 40, 50, 60 ou 70 ans». Le destin ou la malchance en a malheureusement décidé autrement. Sa disparition à seulement 43 ans, le dimanche 16 mars, laisse sans voix, ravivant ce sentiment d’injustice et de sidération quand la mort frappe précocement. Orphelins des premiers et seconds rôles qu’elle aurait pu continuer encore longtemps à endosser tant l’interprète d’A perdre la raison naviguait avec aisance et justesse entre la comédie populaire et le cinéma d’auteur, on se consolera un peu en se rappelant qu’Emilie Dequenne continuera à «vivre» dans sa cinquantaine de films, accessibles sur les plateformes, en télé lors de rediffusions ou dans les précieux fonds des cinémathèques.

Encore que, il faut désormais être prudent quand on écrit ça. Car plus personne n’est désormais à l’abri d’une évaporation de son identité numérique d’un simple coup de baguette d’IA. Repoussant sans cesse les limites de la décence et de la barbarie –n’ayons pas peur des mots–, l’administration Trump s’est en effet lancée dans un vaste programme d’épuration visuelle que même l’auteur de dystopie le plus téméraire aurait hésité à intégrer de peur de pousser le bouchon de la fiction trop loin.

Sur ordre du secrétaire à la Défense, l’armée américaine supprime de ses archives depuis quelques semaines les documents et images qui ont de près ou de loin un lien avec les programmes de «diversité, équité et inclusion», que vomit le président. Une purge qui pourrait concerner jusqu’à 100.000 photos, et confine à l’absurde ou à l’abject, c’est selon. Pour peu que des personnes racisées, surtout si ce sont des femmes, figurent sur les clichés, ces derniers sont susceptibles de finir aux oubliettes, comme on arracherait des pages entières du passé. Une insulte à la mémoire et à la vérité.

L’anecdote ferait sourire si elle n’était révélatrice des dangers du révisionnisme en cours: même l’image du B-29 qui a lâché la bombe atomique sur Hiroshima figure sur la liste noire. Pourquoi? A cause du nom de la forteresse volante, sanctifié par le groupe synthpop Orchestral Manœuvres in the Dark en 1980: «Enola Gay». Qui aurait pu imaginer qu’en 2025, la simple vue du mot «Gay» –référence ici au patronyme de la mère du pilote– donnerait des envies de photocide aux nouveaux maîtres du monde?

L’image de l’équipage qui a lâché la première bombe atomique sur Hiroshima appartient à l’Histoire. Cela n’empêche pas l’administration Trump de vouloir l’effacer à cause du nom de l’avion. On nage en plein délire… © NY Daily News via Getty Images

On craignait le trop-plein d’informations qui altère notre jugement et brouille notre boussole morale. Une menace toujours d’actualité, mais qui se double à présent d’un risque de lobotomisation, d’amnésie généralisée orchestrée par les nouveaux empires, qui tentent d’imposer par la force un storytelling sur mesure. On assiste ni plus ni moins à un putsch sur l’Histoire.

  

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