La culture se convertit au slow
Après la course infernale, place à la décélération. C’est ce qu’affirment les experts du futur. Une prévision qui se vérifie aussi sur le terrain culturel. Slow time!
Par Laurent Raphaël
Êtes-vous prêts pour la « Grande Décélération »? Dans son horoscope des 100 tendances qui devraient s’imposer en 2024, l’agence VML pointait à la deuxième position une envie irrépressible d’enfoncer la pédale de frein. Slow time. Objectif: se reconnecter avec soi-même et avec les autres, en réaction à l’épuisante impression d’être coincé depuis trop longtemps dans une machine à laver en phase d’essorage. Un ralentissement qui touchera tous les secteurs d’après la bible des tendanceurs: le luxe, la food, le design, le voyage, etc.
Vu comme tourne (fou) le monde actuellement, cette prédiction a pourtant tout du vœu pieu. C’est sûr qu’on aimerait tenir la promesse faite pendant le Covid de se recentrer sur l’essentiel, mais dans la réalité, après le coup de mou et les belles paroles, c’est reparti comme en 40. Les bruits de botte à nos frontières, la polarisation des esprits, la culture du clash, l’ubérisation du monde du travail et des loisirs, l’individualisme forcené, le dérèglement climatique, sans oublier la menace protéiforme que fait peser l’IA sur des pans entiers de nos existences, obligent à une vigilance de tous les instants. Pas idéal pour la sérénité… La société ressemble davantage à une de ces vieilles chaudières au bord de l’implosion comme on en voit dans les cartoons qu’au visage détendu de Matthieu Ricard contemplant l’infini.
Mais bon, on a quand même posé notre stéthoscope sur la poitrine du monde culturel pour détecter les éventuels signaux qui confirmeraient le début du commencement d’un ralentissement. À première vue, rien de probant. Si l’on prend les films et séries les plus populaires, on est loin du rationnement sur les effets visuels et sonores. Au contraire. L’heure serait plutôt à la surenchère sensorielle, comme s’il fallait en mettre plein la vue et les oreilles pour capter le peu de temps de cerveau disponible et espérer rivaliser avec la surtension des réseaux sociaux. Musique de fond omniprésente -même pendant les dialogues-, montage agité, scénario labyrinthique, twists à gogo, déluge de couleurs saturées… Fallout ou Le Problème à trois corps par exemple cochent toutes ces cases. Les plateformes de streaming qui sont obligées de ratisser large sont d’ailleurs à la pointe en la matière. Avantage pour elles: masquer la vacuité de certains scripts .
La musique n’est pas épargnée par le phénomène d’accélération. Morceaux plus courts, intros rabotées, tout est fait pour harponner l’attention (au moins pendant les 30 secondes nécessaires pour que le stream soit comptabilisé) sinon l’auditeur risque fort d’aller voir ailleurs. On perçoit tout de suite les limites d’un tel système: ceux qui produisent s’essoufflent pour tenir la cadence, et ceux qui consomment s’essoufflent aussi à courir derrière les (sur)stimulations.
Si le vacarme et l’agitation dominent, on décèle toutefois de timides tentatives de temporisation. Et on ne parle pas ici de la décision du tyran tchétchène d’interdire les musiques qui pulsent à plus de 116 BPM. Au-delà, c’est le Satan occidental de la pop et de l’électro qui serait derrière la console selon Kadyrov. D’ailleurs, pour l’affidé de Poutine, une chanson trop lente (moins de 80 BPM) ne vaut pas mieux. Trop langoureux. Exit les slows crapuleux qui pourraient donner des envies de liberté à la jeunesse…
Non, on pense par exemple à la demande de Billie Eilish de parcourir son prochain album qui sortira le 17 mai d’un bout à l’autre plutôt que de le grignoter par petits morceaux comme c’est devenu la règle. Certains parlent déjà du retour du slow listening (en vogue à la grande époque des supports physiques), écho au slow design et au slow living qui trustent les hits des topics du moment. Même dans la fiction, on commence à calmer le jeu si l’on songe à la série Ripley, sa langueur, ses plans hypnotiques. Son noir et blanc classieux prend même des airs de manifeste contre la frénésie scopique.
Mais en matière de lenteur, on ne fera jamais mieux que les Japonais. Ryusuke Hamaguchi utilise sa caméra comme un pinceau dans sa fable écologique Le mal n’existe pas. Une démonstration de force tranquille, sans coup d’éclat, sans tapage, qui ridiculise en quelques travellings contemplatifs à la beauté lancinante notre agitation vaine et destructrice. Et si, comme Don Quichotte, on donnait enfin du temps au temps? ●
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