Réel et fiction: le grand flou

Laurent Raphaël
Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

La frontière entre réel et fiction s’estompe de plus en plus. Une confusion qui n’est pas sans conséquences morales ou politiques.

Par Laurent Raphaël

C’est un clou que j’ai déjà enfoncé quelques fois. Mais l’actu culturelle m’incite à ressortir le marteau: la confusion entre réel et fiction prend des proportions inédites. 
Avec des implications aussi bien morales, juridiques, économiques que politiques.


Romans, séries, BD, films qui s’inspirent de faits réels -que ce soit pour parler d’un proche ou pour exhumer un événement historique plus ou moins identifiable-, ou à l’autre bout du spectre, documentaires ou témoignages qui empruntent à la création artistique ses ficelles narratives pour muscler le récit, les exemples de cross-over ne manquent pas. La marge d’hier (via l’autofiction notamment) est devenue le centre.


L’écrivain irlandais Colum McCann a publié l’an dernier un roman, American Mother, qui ne fait pas mystère de rembobiner le fil de l’assassinat par Daech en 2014 du journaliste américain James Foley. Les noms n’ont pas été modifiés, le récit respecte scrupuleusement la chronologie des faits, et plus surprenant encore, la mère de la victime co-signe le livre. Malgré ces éléments d’authenticité, on est bien dans le registre de la fiction. Difficile toutefois de ne pas s’emmêler les pinceaux, de ne pas superposer, voire substituer, la subjectivité de l’artiste à l’enchaînement des preuves matérielles. Un flou savamment entretenu qui donne de la force au texte en l’incarnant et en l’ancrant dans un épisode contemporain, mais qui interpelle en même temps pour son incidence sur l’Histoire. Car si on ne doute pas des nobles intentions de l’auteur sensible de Et que le vaste monde poursuive sa course folle, d’autres ne se gênent pas pour utiliser le même procédé afin de distiller des charrettes de fake news ou d’imposer une « réalité alternative ».


Hasard ou pas, on retrouve le même effet de réel dans la conversation inventée -mais hyper réaliste et particulièrement éloquente- qu’imagine Salman Rushdie entre lui et l’illuminé qui a tenté de l’assassiner en 2022, et qui est un des temps forts de son récit Le Couteau. Ici, la fiction se niche dans la trame d’un journal de bord jusqu’à se rendre invisible.


À l’inverse, on peut se demander s’il reste des miettes de vraisemblance dans les docus sportifs qui pullulent sur les plateformes de streaming. Clubs de foot, équipes cyclistes, pilotes de F1… À grand renfort d’effets spéciaux, de scénarios construits comme des thrillers, cliffhangers compris, ces incursions immersives et trépidantes dans les coulisses du sport privilégient avant tout le spectacle. Au point qu’on peut vraiment se demander si l’histoire qu’on nous raconte à l’écran ne procède pas plus d’une romantisation des idoles, avec des bouts de factuel dedans, que d’une retranscription fidèle, à peine embellie, du milieu infiltré.


On pourra trouver toute cette discussion très théorique ou très perchée. Sauf que le floutage de la frontière réel-fiction, largement dopé aussi par la virtualisation de la plupart de nos interactions sociales, commence à produire des comportements surprenants et même flippants. Quand bien même un artiste prendrait soin de brouiller les pistes en préservant l’anonymat de ses protagonistes et en changeant les lieux pour ne garder que l’allégorie d’une histoire vécue, il n’est plus à l’abri d’une interprétation au premier degré par des esprits dérangés s’autorisant à passer de l’autre côté du miroir, comme si l’art et la vie ne faisaient plus qu’un. C’est ce qui est arrivé avec la minisérie Mon petit renne, qui est en train de devenir un cas d’école des dérives de cette porosité entre univers.


Pour rappel, le blockbuster de Netflix raconte sur un mode cru le harcèlement et les agressions d’un loser par une femme qui prend ses rêves pour la réalité. Un scénario inspiré de l’expérience du créateur et acteur principal Richard Gadd. Malgré ses supplications, des justiciers du dimanche ont retrouvé la vraie Martha pour lui pourrir l’existence. Acculée, celle-ci n’a pas tardé à répliquer en affirmant qu’elle allait porter plainte pour diffamation contre la plateforme et le pauvre Gadd. La saison 2 
pourrait bien se dérouler au tribunal…


Du divertissement inoffensif au voyeurisme crasse, il n’y a désormais plus qu’un pas. En brisant le quatrième mur, la création pourrait bien avoir ouvert la boîte de Pandore… ●

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