Et si pour changer on se pardonnait nos petites faiblesses?
Dans un monde obnubilé par la performance, la professeure de littérature Marina van Zuylen nous rappelle les vertus de la retenue et de la modération. Un juste-milieu comme alternative à l’injonction au dépassement de soi.
C’est un livre qui fait du bien. Un livre qui déculpabilise, qui nettoie les chakras, qui remet les pendules émotionnelles à l’heure, qui relâche comme par miracle toute la tension accumulée depuis des mois, voire des années, dans la nuque. Non, nous dit la professeure de littérature Marina van Zuylen dans son Éloge des vertus minuscules (éditions Flammarion, lire aussi son interview dans le Vif ici), on n’est pas obligé d’être une bête de compétition -au travail, dans ses loisirs, sur les réseaux sociaux, dans sa vie sociale ou affective…- pour se regarder avec dignité dans la glace. Ouf. On respire mieux d’un coup. Nous voilà allégés d’un lourd fardeau, celui de la performance. Même s’il faudra un peu de temps pour troquer l’ivresse de la surenchère, de l’esprit de compétition contre l’humilité de la retenue, de la mesure.
L’horizon ultralibéral étant le plus souvent dominé par une montagne et un gouffre -l’excellence d’un côté, la médiocrité de l’autre-, on en a oublié qu’il existe une colline moins exposée aux passions extrêmes où broutent paisiblement des qualités ordinaires, débarrassées de l’obligation pesante de briller en toutes circonstances ou de s’invectiver dans toutes les langues. Une philosophie de “l’assez-bien” qui est un peu le pendant psychique de la sobriété qu’appellent de leurs vœux des couches de plus en plus importantes de la population, conscientes que si on ne change pas de logiciel, on court à notre perte.
Sur cette Terre du Milieu, pour reprendre la terminologie du Seigneur des anneaux qui offre une belle allégorie à la théorie de la chercheuse franco-américaine, il est possible de vivre heureux en choisissant la tempérance et le mode de vie sans éclat des Hobbits en vigueur dans la Comté plutôt que l’attitude conquérante, vaniteuse et vorace des autres communautés peuplant la géographie tolkienne. De fait, l’ambition débridée qui est devenue notre lot quotidien ne garantit nullement une existence épanouissante. La preuve, on carbure aux somnifères ou à d’autres stupéfiants pour tenir le coup. Ou on dépose son mal-être dans les cabinets des psys. Et quand ces soupapes ne suffisent pas, ce sont bien souvent le burn-out et la dépression qui frappent à la porte. C’est donc bien qu’il y a un hic.
Hormis les quelques dieux vivants qui tirent leur épingle du jeu -et encore, la gloire est souvent une prison dorée dans un écosystème médiatique à l’architecture panoptique-, le commun des mortels s’épuise à se surpasser (il suffit de voir tous ces comptes Insta de sportifs amateurs repoussant sans cesse leurs limites), au risque de s’exposer en cours de route à des jugements implacables qui pulvérisent l’estime de soi. Blâmes, remontrances, évaluations négatives, compteurs de likes en panne, pression sourde qui oblige à rester constamment au top. Ou alors ce sont tout simplement ces injures qui pullulent au moindre faux pas numérique comme autant de peaux de banane glissées par des concurrents jaloux ou frustrés de faire du surplace sur l’autoroute étroite de la réussite. D’où la surenchère dans l’extrême, au péril de sa santé, mentale ou physique, pour espérer capter la lumière. Tout est devenu affreusement binaire: in/out, parfait/nul, winner/loser, succès/échec. Exit la zone grise de la complexité, de la nuance, qui est pourtant le propre de l’être humain. Heureusement qu’il y a encore des romans, des séries et des films pour explorer ces petites vertus qui se cachent sous la surface polie des écrans.
L’individualisme forcené, bien épaulé par le narcissisme digital, a encouragé cette polarisation et la relégation de ces valeurs tempérées qui sont à la morale ce que la classe moyenne est à l’échelle sociale -classe moyenne elle aussi sur le déclin, tiens, tiens. Ce n’est plus “struggle for life” mais “struggle for attention”. Une logique de la reconnaissance qui a ruisselé dans nos vies privées. Sans nouveau défi, sans objectif ambitieux, nous avons l’impression de péricliter, de vivre au rabais. Pour ne pas finir aigris, il est donc temps de réapprendre la modestie et de faire la paix avec nos petites faiblesses. Une éthique de la modération qui ouvre une brèche dans l’épuisante course au dépassement de soi.
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