Assiste-t-on au retour de la censure?
Prise en tenaille entre l’extrême droite qui veut la museler et la génération #metoo qui la conditionne à la réparation des injustices et crimes du patriarcat, la liberté d’expression vit des moments difficiles. Assiste-t-on au retour de la censure?
La censure est-elle de retour? Officiellement, non. Mais dans les faits, c’est une autre histoire… Avant d’aller plus loin, on va d’ailleurs enfiler son gilet pare-balles, prendre un pseudo, fermer ses comptes sur les réseaux et envoyer ses enfants à la campagne. On ne sait jamais.
Sans surprise, le gros des tentatives de museler la parole vient de l’extrême droite et de sa banlieue. Les actions coups de poing orchestrées par des groupuscules identitaires, intégristes ou (en France) royalistes pour annuler un concert, une expo ou une pièce de théâtre jugés irrévérencieux ou immoraux, se multiplient ces dernières années. Ce n’est pas nouveau en soi mais ce qui a changé c’est que ces campagnes d’intimidation se font désormais au grand jour et sans complexe, et que les méthodes utilisées sont de plus en plus violentes et intrusives, et la plupart du temps illégales d’ailleurs. Un effet de la banalisation du discours et des idées réactionnaires. Et de la conviction dans ces milieux de bénéficier d’une forme de légitimité populaire corrélée au laxisme coupable de l’État et à la décadence des élites, forcément infiltrées par l’islamo-gauchisme.
Ce qui peut surprendre à première vue, c’est que dans ce climat tendu, certains corps intermédiaires qui sont pourtant censés être les gardiens de la création se font complices de cette vague liberticide. La censure porte juste un autre nom: on parle de prudence ou de mesure de précaution. Au prétexte de ne pas attiser les tensions et de ne provoquer quiconque, des salles de spectacle décident, d’elles-mêmes ou sous la pression de leurs tutelles administratives, d’annuler les représentations dans le viseur de la droite radicale, voire de ne plus programmer que des comédies et du divertissement, excluant d’office tout sujet clivant comme l’homosexualité, les migrants, la religion, le racisme, la colonisation, les LGBTQ+, etc. Un travail de sape qui prend des proportions inquiétantes dans les petites villes françaises. Comme le rappelait Télérama récemment, la compagnie belge Tof Théâtre, qui tournait dans l’Hexagone avec la pièce Pourquoi pas! interrogeant avec subtilité et tendresse les stéréotypes sur la maternité et la paternité, a par exemple vu les salles se vider suite à un bad buzz déclenché par une association française défendant l’éducation tradi, les Mamans Louves.
Plus surprenant encore, car contraire au sens de l’Histoire et à l’esprit d’ouverture qui la caractérise, la galaxie progressiste n’est pas étrangère à cette mise sous tutelle de la culture. Mais iI faut y voir avant tout un dommage collatéral du combat légitime et nécessaire pour dénoncer les méfaits et violences symboliques ou physiques du patriarcat. L’hypersensibilité est telle -et l’actualité n’en finit pas de toucher le fond- que la moindre suspicion d’humour douteux, d’appropriation culturelle, de racisme, de masculinité, de transphobie ne passe plus. L’équipe du Grand Cactus, qui a déclenché une « shit storm » avec une parodie transphobe du 3e sexe, vient de l’apprendre à ses dépens. C’est d’ailleurs la crainte du faux pas qui pousse les acteurs de l’industrie à mettre en place des pare-feu -sensitivy readers dans les maisons d’édition, coach d’intimité sur les tournages de films. Avec le risque là aussi d’aseptiser les propositions pour ne froisser personne. Rien n’est décidément simple: libérer la parole d’un côté peut entraîner sa limitation de l’autre. Et on ne parle même pas des ravages potentiels de l’autocensure.
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La liberté d’expression est donc prise entre deux feux. Le danger, c’est de voir les opinions ne plus circuler qu’en vase clos, exacerbant des positions déjà figées, et rendant sourd à tout autre point de vue. À terme, c’est notre capacité d’encore débattre et discuter sans nous insulter ou pire qui est compromise, et le vivre-ensemble déjà en piteux état qui est menacé. Si des enfants ne sont pas exposés à d’autres réalités par le biais pacifique de la fiction, comment oxygéner la société, comment lutter contre l’intolérance, l’ignorance et la connerie?
On ne pourra pas dire qu’on n’avait pas été averti. Si on y prend garde, on va se retrouver enfermés dans une nouvelle Tour de Babel. Les opinions carrées auront juste remplacé les langues. Mais le résultat sera le même: cacophonie permanente, déferlement de haine, montée de l’intolérance, crispations identitaires, chaos biblique. S’il n’est pas déjà trop tard, il est urgent de se réconcilier avec la petite parcelle d’humanité et de bienveillance ensevelie sous les ronces au fond de son jardin intérieur. ●
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