Laurent Raphaël
Des Oscars au deepfake anti-Kanye West, l’IA divise… mais tout le monde l’utilise
L’IA n’en finit plus de s’inviter dans le monde culturel. Notamment aux Oscars, avec la polémique autour de l’accent hongrois d’Adrien Brody.
Deux des principaux candidats dans la course aux Oscars –dont la cérémonie aura lieu dans la nuit du 2 au 3 mars– ont trébuché à quelques mètres de la ligne d’arrivée. Signe des temps, Emilia Pérez a vu ses chances de réaliser le grand chelem s’envoler après l’exhumation d’anciens tweets racistes et islamophobes de la comédienne transgenre espagnole Karla Sofia Gascón. Quant à The Brutalist, c’est la révélation du recours à une IA pour polir l’accent hongrois d’Adrien Brody et Felicity Jones qui a fait frémir la marmite des réseaux sociaux. Un péché certes véniel comparé aux dérapages non contrôlés de la révélation de la comédie musicale signée Jacques Audiard (lesquels marquent d’autant plus les esprits que l’opinion publique s’attend à ce que prévale une sorte de solidarité immanente entre minorités discriminées). Mais qui confirme que la question n’est déjà plus de savoir si l’IA a sa place dans le secteur culturel mais quel maillon de la chaîne pourra bien lui échapper.
Face à ce nouvel outil diabolique qui n’en serait encore qu’à ses balbutiements, trois camps tentent de faire entendre leur voix: les «pros», qui retiennent surtout les potentialités de la machine et minimisent ses dangers; les «prudents», qui cherchent à la brider (notamment sur le terrain juridique, comme la garantie arrachée par les acteurs et scénaristes lors de la dernière grève à Hollywood qui oblige les studios à demander la permission pour insérer des clones numériques à l’écran) pour qu’elle ne se transforme pas en Godzilla; et les «antis», qui font valoir que si on ne peut maîtriser une technologie, autant la laisser dans le placard, un peu comme la bombe atomique.
Les adeptes ne sont pas toujours ceux que l’on croit. Ainsi, à Gobelins, célèbre école artistique à Paris, dont on pourrait supposer qu’elle défend les intérêts des artistes qu’elle forme et que l’IA générative menace potentiellement, on estime que «bien utilisée, elle permet de trouver des idées nouvelles et de gagner du temps». Une formation complète à Midjourney y est même proposée. Même son de cloche chez l’écrivain James Frey (l’auteur sulfureux de Mille morceaux) qui revendique l’utilisation de l’IA dans son travail, notamment pour compiler des données statistiques. «Je ne crains pas les outils qui peuvent rendre mon travail meilleur», affirmait-il en 2023 lors de son passage au festival Extra!, à Paris. D’autres ne se contentent pas d’utiliser les systèmes experts comme des superassistants, ils leur confient carrément le stylo ou la table de mix. L’artiste canadien Tim Boucher a ainsi généré plus de 120 livres. Spotify, de son côté, est suspecté par la journaliste Liz Pelly dans un essai intitulé Mood Machine (non traduit en français), de farcir en douce ses playlists de morceaux fantômes, histoire de ne pas payer trop de royalties.
Naïveté? Pragmatisme? Trahison? On voit que la frontière est floue entre une utilisation vertueuse du cerveau numérique et son exploitation sans foi ni loi, comme avec ce clip viral où l’on voit des célébrités d’origine juive –de Scarlett Johansson à Jack Black– faire un doigt d’honneur à Kanye –on l’a perdu– West qui a mis en vente sur son site des tee-shirts siglés d’une… croix gammée. Bien tapé mais entièrement (deep) fake. «Si l’homme ne façonne pas ses outils, les outils le façonneront», écrivait Arthur Miller. A méditer.
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