« On peut être une petite nana et causer astronomie, haltérophilie, paléontologie ou science nucléaire »
Marion Montaigne prend le prétexte des dinosaures et de la paléontologie pour tuer le game de la BDscientifico-rigolote, un genre en soi qui lui doit presque tout. Nos mondes perdus s’avère ainsi et sans surprise passionnant et très drôle, mais aussi, et pour la première fois, très intime.
L’Oncle Paul ne s’en est toujours pas remis -et s’il avait su, il en aurait certainement tiré une de ses Belles Histoires. La référence absolue en matière de bande dessinée didactique, de gai savoir et de vulgarisation scientifique -mais surtout et cette fois rigolote!-, c’est aujourd’hui, et depuis plus de quinze ans, un petit bout de femme qui se dit elle-même “terriblement angoissée par la vie”, mais qui a quand même choisi -et de quelle manière!- de remettre son titre de papesse du genre en jeu, six ans après Dans la combi de Thomas Pesquet. Un biopic scientifico-rigolo qui a amené la BD didactique et son autrice vers des sommets effectivement stratosphériques, installant définitivement la vulgarisation scientifique au sommet des hit-parades en bande dessinée -quelques années plus tard, Christophe Blain deviendra à son tour l’auteur de BD le plus vendu de l’année, avec Le Monde sans fin écrit avec Jean-Marc Jancovici autour des questions d’énergie et d’urgences climatiques.
Six ans après ce succès et près de trois ans après la dernière note de blog de son avatar lui aussi à succès, le Professeur Moustache (tumourrasmoinsbete.blogspot.com), Marion Montaigne revient nous causer cette fois de dinosaures, de paléontologie et de comment, sur base de quelques fossiles, une poignée de chercheurs a dû batailler ferme pour découvrir que la Terre était autrefois habitée par des espèces aussi impressionnantes que disparues, et ainsi inventer une science, la paléontologie, qui continue de faire des bonds de géant, et dont les conceptions évoluent elles-mêmes d’année en année. On comprend ainsi dans Nos mondes perdus que le premier film de la franchise Jurassic Park, qui a fasciné la jeune Marion, se basait sur des représentations de dinosaures vieilles de 30 ans avec lesquelles l’écrivain Michael Crichton a pris lui-même beaucoup (beaucoup!) de libertés pour des raisons uniquement romanesques.
Mais surtout, entre deux éclats de rire et quelques grammes de connaissances, Marion Montaigne se raconte pour la première fois. L’autrice ouvre le capot de ses rencontres et de ses méthodes de création et éclaire d’un jour nouveau -pour ne pas dire qu’elle boucle- quinze années de travail consacrées à la vulgarisation scientifique et humoristique, un sacerdoce qui se base chez elle sur deux piliers: une inextinguible angoisse existentielle “à laquelle la science est la seule susceptible de répondre, même si elle nous rappelle sans cesse que l’on est vulnérable” et la frustration de ne pas avoir eu l’occasion de mener elle-même des études scientifiques. “J’aurais bien aimé mais je n’ai pas pu. Une sorte de mécanisme d’autocensure qui me travaille encore, nous a-t-elle expliqué. Dans ma famille, il n’y avait pas de scientifiques. Ils m’ont même découragée à prendre une telle filière, trop aléatoire, trop risquée. Parce que les sciences étaient soi-disant réservées aux gens très doués et très intelligents? Parce que je suis une fille? Je n’aurai jamais la réponse et ça me rend dingue. J’aurais aimé avoir un mode d’emploi comme Ikea pour m’expliquer tout ce que je ne comprenais pas. Tes parents sont comme ça, ta sœur est comme ça, l’univers est ainsi. Mais il n’y a pas de mode d’emploi, il faut reconstituer. J’ai peut-être aussi voulu montrer qu’on peut être une petite nana et causer astronomie, haltérophilie, paléontologie ou science nucléaire. La bande dessinée te donne la liberté de faire ce que tu veux.” Avant de préciser cette impression qui transpire effectivement de nombreuses pages de son formidable Nos mondes perdus: “Je sais aussi que je me planque de moins en moins derrière la science”.
Paupiette et obsessions
C’est difficile à croire tellement on se gondole presque à chaque case de son dernier album -“Parfois je fais une case sans un gag et je me dis que le lecteur va s’embêter. J’ai toujours peur qu’il s’ennuie, de le perdre, alors je force “l’acting”, les expressions, les tensions. Je m’auto-fatigue en me relisant!”-, mais à l’origine de Nos mondes perdus, dans ses premières planches qu’elle a depuis jetées, Marion Montaigne a tenté… le sérieux. “Au début, je voulais faire du pas drôle, du contrôlé. Un vrai travail, documenté, sans trucs rigolos, mais c’est vite devenu très dark! Je me suis rendu compte que le dramatique, je ne sais pas faire. J’ai vraiment besoin d’une soupape, de ce biais. Je ne voulais pas me répéter, m’autoplagier. Et puis, en même temps, un boulanger ne va pas faire de la paupiette. J’ai vraiment essayé, j’aimerais faire de la fiction, de la science-fiction, mais pour ma santé mentale, il vaut mieux que je fasse de l’humour. J’ai besoin de ce biais-là.” Marion est donc revenue à ce qu’elle sait très bien faire, “mais en amenant une dimension supplémentaire”. “Le livre raconte comment on a découvert les dinosaures, mais aussi comment l’humain évolue pour se construire, et comment la vulnérabilité est inhérente à la vie de toutes les espèces sur Terre, nous compris. Le livre existe à cause de cette obsession, de cette angoisse, et de mes propres questions autour de la représentation des choses, et de l’usage du dessin pour ce faire. La paléontologie a été une clé d’entrée mais le livre parle de beaucoup d’autres choses aussi.”
La vulgarisation scientifique serait-elle devenue une sorte de cage dorée dont Marion Montaigne tente presque malgré elle de s’extraire? Elle a en tout cas conscience que le genre a fait école, et que le succès de cette BD du réel a créé un énorme appel d’air dans lequel tous les éditeurs se sont engouffrés, pas toujours pour le meilleur du 9e art, qui vaut bien mieux que des thèses illustrées. “Oui, il vaut toujours mieux qu’un auteur de BD s’accapare un sujet et le mette à sa sauce. Moi, je ne leur donne pas le choix aux scientifiques, ils ne sont pas co-auteurs de mes livres. Ici, j’ai fait tout relire aux paléontologues que j’avais rencontrés, mais ils devaient accepter que leur travail, leurs thèses, passent à la moulinette de la BD. Je comprends très bien que pour le scientifique, c’est improbable de dessiner des cellules qui portent des jupes, mais on ne s’adresse pas à ses collègues. Je m’en sors parce que j’arrive à être claire: je t’écoute, mais j’en fais ce que j’en veux. Le Soyouz, il n’aura pas tous ses boulons, mais je m’en fous, j’explique quelque chose à quelqu’un qui n’y connaît rien. Il n’y a pas cette info-là? Ben non, je l’ai zappée parce qu’elle est trop compliquée, qu’elle n’est pas visuelle, qu’on peut l’aborder autrement. Je ne m’écrase pas devant un bac+7, et j’assume complètement mon dessin très expressif, qui n’est vraiment pas l’archétype du dessin de vulgarisation scientifique! Au début, les scientifiques me sortaient des albums de Jean Graton (la série Michel Vaillant, NDLR) en me disant “Ça, c’est de la bonne BD!”. Mais depuis, ils ont compris! J’ai dû montrer que je compensais en écoutant ce qu’ils disent, et en leur montrant que ça marchait.”
Nos mondes perdus. De Marion Montaigne, éditions Dargaud, 208 pages. ****
Marion Montaigne n’est pas sortie indemne de ses visionnages multiples de Jurassic Park, tant le film de Spielberg charriait deux de ses principales obsessions qui allaient par la suite diriger sa vie et sa carrière: l’extinction inéluctable des espèces et la représentation graphique de tels mondes disparus. Des représentations pour lesquelles la science a encore et toujours besoin de l’art, fût-il jeté sur des feuilles de papier et emballé d’un humour volontiers trash et très moderne comme l’autrice le décline ici, à sa manière à la fois si singulière et qui a fait école. On en apprendra donc des tonnes sur les origines de la science des fossiles qu’il ne fut pas simple de faire éclore dans un monde dominé par les superstitions religieuses. Mais on en apprendra aussi, et surtout, beaucoup sur Marion Montaigne elle-même, sur ses méthodes d’investigation et sur la manière dont elle cherche depuis toujours dans la science une réponse à ses propres angoisses. Un aspect autobiographique et intime qu’on ne lui connaissait pas, mais qui donne une toute nouvelle dimension à sa carrière, à son travail (presque une quête!) de vulgarisation. Nos mondes perdus s’avère peut-être moins immédiat et linéaire que son incroyable hit autour de l’astronaute Thomas Pesquet, mais autrement plus profond et très souvent touchant. Probablement son chef-d’œuvre et le début d’autre chose.
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