Oh! Pardon tu dormais… de Jane Birkin: « cette fois, je joue qui je suis »
S’éloignant du patrimoine gainsbourgien, Jane Birkin sort Oh! Pardon tu dormais… Disque aussi élégant que hanté, réalisé avec Etienne Daho, il est aussi l’un de ses plus personnels
Jane Birkin en rigole doucement. La première fois qu’elle a collaboré avec Etienne Daho, lui rappelle- t-on, c’était à l’occasion d’une reprise de Brigitte Fontaine et Jacques Higelin, La Grippe… « Elle est magnifique, cette chanson. Puis, elle colle bien avec les circonstances actuelles. Ils la repassent d’ailleurs de temps en temps, sur France Inter. Elle amène une petite touche d’humour, malgré tout. » Quand on en parle au téléphone avec Jane Birkin, son album, annoncé pour le 20 novembre, n’a pas encore été reporté. La deuxième vague de l’épidémie de Covid-19 se chargera de décaler les plans. Oh! Pardon tu dormais… atterrit finalement cette semaine chez les disquaires.
La mort est surprenante. En une seconde, une journée qui paraissait tout à fait normale bascule dans le cauchemar.
Sans compter les live, il s’agit du 14e album de la chanteuse-comédienne-icône franco-britannique. Mais seulement le second dont elle signe tous les textes, douze ans après Enfants d’hiver. Réalisé avec Etienne Daho et Jean-Louis Piérot, Oh! Pardon tu dormais… reprend le titre de l’un des deux films qu’elle a elle-même réalisés, en 1992. « Un huis clos avec Christine Boisson et Jacques Perrin. Ils sont tous les deux au lit. Feignant de ne pas l’avoir fait exprès, elle le réveille, et lui demande s’il la trouve jolie, s’il l’aimera encore quand elle sera vieille et ridée, etc. En fait, cela commence très gaiement. Mais petit à petit, la situation s’envenime. Lui est agacé d’avoir été réveillé au milieu de la nuit, il n’a pas envie d’entrer dans son jeu. Elle s’énerve. C’est une dispute nocturne en temps réel. »
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Puisque, comme chacun le sait, la nuit n’est conseillère que pour ceux qui dorment à poings fermés, les autres ruminant leurs pensées avec autant d’insistance que de manque de lucidité. « Quand j’avais 17 ans, avec John Barry (NDLR: son premier mari), il en avait tellement marre de mes sanglots qu’il allait dormir dans la pièce d’à côté. C’est donc un « motif » que je connais bien. C’est très relaxant d’observer un bébé dormir. Mais voir une personne assoupie à côté de vous, il n’y a rien de plus exaspérant! Et puis, rapidement arrivent les questions. Il faut vous rassurer. Et c’est très chiant, les gens qu’il faut rassurer tout le temps. Surtout à quatre ou cinq heures du matin (rires). »
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Fantômes
C’est en assistant à l’adaptation théâtrale de Oh! Pardon tu dormais…, qu’Etienne Daho a proposé à Jane Birkin d’en faire un disque. Avec, insiste-il dès le départ, des chansons qu’elle écrirait elle-même. L’auteur de Tombé pour la France a dû prendre son mal en patience. « Quand j’ai sorti Enfants d’hiveren 2008, qui était ma première tentative dans ce sens, c’était un album très sincère, très proche de moi. Mais les gens ne se sont pas vraiment attachés à ce disque. Je dois bien avouer que cela ne m’a pas stimulée pour en faire un autre aussi sec. »
Surtout, Jane Birkin va traverser une période chaotique. En 2013, l’aînée de ses filles, la photographe Kate Barry, décède tragiquement, en chutant du 4e étage de son domicile parisien. Foudroyée par le drame, Jane Birkin devra affronter ensuite la maladie: elle passera dix-huit mois à l’hôpital pour traiter une leucémie. De cette période, elle ne sortira que lentement. En s’accrochant notamment aux chansons écrites pour elle par Serge Gainsbourg – les relisant au théâtre aux côtés de Michel Piccoli et Hervé Pierre ou sur disque, avec la relecture symphonique parue en 2017. Ce n’est qu’après tout cela que la chanteuse daignera se pencher sur les notes accumulées ici et là, pour en faire éventuellement des chansons. « L’accueil qu’a reçu Munkey Diaries (NDLR: journal intime publié en deux volumes) m’a un peu rassurée. Mais ce sont surtout les encouragements d’Etienne, qui admirait la façon dont j’écrivais, qui m’ont terriblement aidée. »
Oh! Pardon tu dormais… – le film – avait été écrit par Jane Birkin après la disparition, à quelques jours d’intervalle, de Serge Gainsbourg et de son père David Birkin. Oh! Pardon tu dormais… – le disque, cette fois – n’a pu faire l’impasse sur la mort de Kate. « Un an et demi avant l’enregistrement, j’étais en tournée. En rentrant à l’hôtel, je suis tombée sur un petit nécessaire de manucure, dans la pharmacie de la chambre. Cela m’a instantanément ramenée à Kate, qui prenait toujours extrêmement soin de ses pieds, elle avait les plus jolis pieds du monde! Cela m’a mis dans un état de chagrin complet. Ce jour-là, j’avais juste mon agenda. J’ai utilisé les derniers feuillets vierges pour écrire quelques mots, qui ont donné plus tard les morceaux Cigarettes et Ces murs épais. » Sur le premier, elle chante sans détour: « Ma fille s’est foutue en l’air/Et par terre, on l’a retrouvée. » La démarche et le ton rappelant ceux de Charlotte Gainsbourg, qui, sur son dernier album Rest, revenait également sur le drame, avec le même manque de précautions, crue et directe dans l’expression de ses émotions.
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L’audace de la fille a-t-elle encouragée la mère à tenter elle-même d’exorciser sa douleur en musique? « Pour moi, la chanson que Charlotte a écrite sur Kate est l’une des plus émouvantes de son disque. Mais je ne peux pas dire que cela a vraiment joué un rôle. Dans le sens où la peine que vous ressentez à ce moment-là est si aiguë, qu’elle dépasse tout le reste. Pendant les crises de manque de Kate, je pensais à tout ce que j’aurais pu lui rapporter de mes voyages. Aux guirlandes de fleurs que j’aurais pu poser sur sa tête. Mais dès que je réfléchissais à cela, j’étais ramenée à sa dernière image, ses cheveux tout matelassés de sang et de sueur, dans la morgue. Le moindre bout de beauté était mêlé à cette dernière vision. »
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La scène en question est racontée sur une musique qui, à contre-courant, sautille presque sur un piano cabaret. « Etienne et Jean-Louis ont amené cet air un peu à la Kurt Weill que j’aime tant, tout le côté Opéra de quat’ sous, comédies musicales noires. Cela peut être surprenant. Mais la mort est surprenante. En une seconde, une journée qui paraissait tout à fait normale bascule dans le cauchemar. »
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Mélange de brutalité et d’élégance pop, de pudeur et de poésie rêche, Oh! Pardon tu dormais… est peuplé de fantômes (Ghosts) et de souvenirs (Les Jeux interdits). Où le tragique se mêle au badin – l’interlude F.R.U.I.T. – , puisque, dans la vraie vie, l’un n’est jamais très éloigné de l’autre.
A près de 74 ans – le 14 décembre – , Jane Birkin sort ainsi l’un de ses disques les plus personnels, excusez le cliché, jusque dans la voix, s’éloignant des aigus « gainsbourgiens ». « Sur les trois derniers albums que Serge m’a écrits, je le chantais lui, j’exprimais directement ce qu’il pensait – quitte à me critiquer parfois moi-même. C’était fascinant de jouer ce rôle-là. Mais aujourd’hui, c’est différent. Cette fois, je joue qui je suis. »
Jane Birkin, Oh! Pardon tu dormais…, distr. Universal.
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