Nuisances sonores, #balancetonbar, Covid… Comment la nuit bruxelloise tente de se relancer
Du 29 mars au 2 avril, le festival Listen va multiplier les propositions électroniques aux quatre coins de Bruxelles. L’occasion de faire le point sur la vie nocturne de la capitale, à l’heure où l’une de ses enseignes les plus emblématiques –le Fuse– est menacée de fermeture…
Samedi, place Sainte-Catherine, sur le coup de minuit. “Putain, je suis chaud sur Bruxelles”, annonce la voix de Disiz La Peste, dans l’enceinte connectée. Avant d’enchaîner: “J’serai plus jamais en hess/J’serai plus jamais en hess”, repris en chœur par les cinq, six kids, réunis au milieu de la fontaine, à sec. Ils doivent avoir la petite vingtaine, arborent jeans baggy et cheveux colorés. “On se retrouve souvent ici, explique le grand blond de la bande. C’est tranquille. Mais si vous cherchez plus d’animation, il suffit d’aller jusqu’aux Halles Saint-Géry.”
De fait, à quelques mètres de là, ça bruisse de partout. L’hiver a beau s’attarder, les terrasses sont bondées. Rue de Flandre déjà, ça déborde au Daringman et au Laboureur. Pareil à l’Archiduc, rue Dansaert. Et donc autour des Halles Saint-Géry, du Mezzo au Café Central. Dans le plus petit bar, un DJ, et déjà la fête qui s’électrise. On est venu voir ce que la nuit à Bruxelles avait dans le ventre. Et pour l’instant, cela ne part pas si mal que ça.
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Lorenzo Serra le constate également: trois ans après le début du premier confinement, le public semble avoir retrouvé le chemin des bars et des clubs. De quoi rassurer ce noctambule compulsif, organisateur des mythiques soirées Dirty Dancing, co- fondateur du festival Listen -cinq jours de musique électronique aux quatre coins de la capitale? Pas sûr. Comme tous les acteurs de la nuit bruxelloise, celui qui coordonne également la Brussels By Night Federation est préoccupé.
Il y a la hausse des prix de l’énergie qui a lourdement plombé les comptes des établissements. Avant cela, la vague #Balancetonbar, dénonçant les violences sexuelles dans le milieu de la nuit, a aussi secoué le secteur. “Le mouvement était amplement justifié, plus que nécessaire, mais ça a été violent. En quelques mois, des procédures se sont mises en place, des formations ont eu lieu, etc. Il reste encore du boulot, mais j’ai le sentiment que la nuit a pris ses responsabilités, là où certaines activités de jour sont encore à la traîne.”
Lorenzo Serra: “Quelque part, un club comme le Fuse est l’opéra du XXIe. siècle.
À ce dossier est venu s’ajouter un autre. Celui du Fuse. Pour rappel, cela fait plusieurs années que la célèbre enseigne de la rue Blaes fait face à une plainte d’un riverain. Début janvier, celle-ci a conduit Bruxelles Environnement à imposer des conditions d’exploitation drastiques -fermeture à 2 heures, volume sonore réduit-, qui avaient poussé le Fuse à fermer ses portes début janvier. Par la suite, un compromis avait permis des assouplissements -diminution du volume limitée aux premières et dernières heures de la nuit, horaires étendus, mais obligation de quitter les lieux dans les deux ans. Dernier rebondissement en date: mardi 14 mars, le collège d’environnement a annulé l’accord en question, permettant donc au Fuse de fonctionner “à la normale”. Mais ouvrant aussi la possibilité pour le plaignant de relancer une nouvelle action… Sous la boule à facettes, le carrousel politico-institutionnel tourne fou.
L’affaire aurait pu ne pas dépasser le simple problème de voisinage, si l’on ne parlait pas du Fuse. Installé depuis 1994 dans les Marolles, le club techno est l’un des phares des nuits bruxelloises. Et sa fermeture probable un symbole fort. “On parle d’un lieu culturel qui a participé à faire rayonner Bruxelles bien au-delà des frontières de la Belgique!”, s’exclame Lorenzo Serra. D’où la volonté de mettre la pression sur le politique. “Il faut d’abord que l’on comprenne que le club doit être considéré comme un équipement d’intérêt collectif. Et puis ensuite, qu’on l’envisage comme un agent de changement, qui apporte une série de bénéfices à la ville. Un privé qui s’installe en connaissance de cause dans un quartier qui abrite ce genre d’endroit, devrait alors s’adapter, et ne pas en profiter comme c’est parfois le cas pour faire de la spéculation immobilière.” Enfin, l’idée est également à terme d’inscrire le clubbing comme patrimoine immatériel. “On y travaille. Même si la portée reste symbolique, politiquement ça pourrait permettre de débloquer certaines choses.”
Le Fuse est un emblème. Et y toucher a donné des idées à d’autres. Selon la fédération Horeca de Bruxelles, les plaintes pour nuisance sonores se seraient multipliées: depuis janvier, plus de 60 établissement seraient visés. Comme si, après le silence imposé par le confinement, la ville ne pouvait plus supporter le retour de nuits plus “animées”. “Historiquement, pourtant, le centre-ville est toujours resté “ouvert” après minuit”, insiste Lorenzo Serra… “Il va donc falloir qu’on invente un nouvel urbanisme, une nouvelle manière de combiner les modes de vie.” Car si l’étau sur la nuit a tendance à se resserrer, la ville, elle, continue de bouillonner. “C’est fou de voir le nombre de collectifs ou de soirées qui se créent.”
Co-fondateur de Kiosk Radio, Jim Becker confirme. Installée au cœur du Parc Royal, la webradio n’est pas un lieu festif à proprement parler. Mais au fil du temps, elle est devenue l’une des vitrines les plus en vue de la scène électronique de la capitale. “Pour moi, elle n’a jamais été aussi active, vivante et excitante qu’actuellement. Je vois arriver des tas de jeunes producteurs/DJ/collectifs, qui n’ont pas froid aux yeux. Mais pour s’exprimer, il faut des lieux… Et force est de constater qu’il n’y en plus tant que ça. Ça tient notamment à la gentrification du centre-ville, qui a tendance à s’accompagner d’une priorité au résidentiel…”
Arrivée de Gand à Bruxelles, la DJ Blck Mamba a pu également le constater. “Je remarque que depuis la pandémie, il y a eu davantage de clubs qui ont fermé que de lieux qui ont ouvert. Du coup, il me manque parfois une certaine diversité dans l’offre musicale. Mais je constate aussi qu’il y a de plus en plus d’endroits alternatifs ou des pop-up qui voient le jour.” Invitée au festival Listen, Blck Mamba jouera par exemple le 1er avril à la gare du Congrès. De son côté, Kiosk Radio a pu fêter ses cinq ans, en organisant une soirée à l’Imprimerie, lieu temporaire installé dans les murs de l’ancienne imprimerie de la Banque nationale. “Et puis, de l’autre côté du boulevard, il y a Reset (occupant un ancien immeuble de bureaux, NDLR), qui est un lieu culturel plus large, mais qui accueille régulièrement des soirées. Et puis, à Anderlecht, il y a également les soirées Antidote au CityGate. Là aussi, ce n’est pas toujours simple dans un quartier en pleine expansion.”
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Il est déjà passé 1 heure 30 quand on débarque du côté de la Petite Île, à Anderlecht. Dans la grande cour centrale du CityGate -un ancien site pharmaceutique reconverti en hub culturel alternatif-, une simple tonnelle sert de guichet d’entrée, chauffé au brasero. Plus loin, les vitres d’Antidote tremblent sous le gros beat. À l’intérieur, la piste est déjà bien remplie. Sur le comptoir du bar, on trouve des jerrycans d’eau gratuite, et un peu partout sur les piliers, des consignes sur les bons comportements à adopter -le consentement en cinq points (libre, éclairé, réversible, etc.).
Le public, lui, est plutôt mélangé. Quand on tombe sur Dany, il compte les “clusters d’énergie” qui lui restent encore pour terminer la soirée. Un peu plus tôt, on a croisé celui qui est travailleur social le jour, en train de négocier le prix d’entrée. “8 euros, faut pas déconner! Déjà 5, c’est beaucoup. Au début, c’était d’ailleurs gratuit. Mais depuis qu’ils invitent des collectifs, c’est devenu payant. De toutes façons, c’est bientôt fini aussi. Ils vont devoir quitter les lieux d’ici l’automne. Tant pis, c’est comme ça. On trouvera d’autres endroits pour faire la fête…”
Par exemple, Au Quai, occupation précaire du côté de Molenbeek. Ce samedi, c’est Vostok qui squatte les lieux. Dans le décor industriel, fait de bric et de broc -là, une balançoire accrochée au plafond voûté, ici un vieux piano droit défoncé-, les anciennes raves illégales ont gardé un certain esprit roots. Sur le coup de 3 heures, la soirée entame sa dernière ligne droite. Les danseurs se livrent corps et âme sur la piste, montée sur le sol en brique. Ça crie, ça sue, ça saute. Une vraie cocotte-minute. Quand on ressort à l’air libre, on croise un clubber en train de se soulager dans le canal. This must be Brussels…
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Les lieux pour faire la fête existent donc encore. “Mais la plupart des immeubles inoccupés appartiennent soit à des privés, soit à des institutions publiques qui ne considèrent pas toujours la nightlife comme une activité culturelle.” Jane Haesen sait de quoi elle parle. Fondatrice des soirées Cat Club, au début des années 2000, elle n’a cessé de parcourir la ville pour trouver chaque fois des endroits inédits -un ancien supermarché, un tri postal abandonné, etc. “Le problème quand vous demandez des autorisations pour des événements qui ne se déroulent pas dans des clubs, c’est que chaque commune a ses propres règles. Et si vous voulez organiser quelque chose rapidement, ce n’est pas toujours possible.” La solution? “S’il existait un seul organe responsable, ce serait nettement plus simple et vous auriez aussi moins affaire avec des soirées illégales.”
Récemment, Jane Haesen a malgré tout réussi à investir un nouveau lieu: la Mercerie. Un gigantesque bâtiment industriel abandonné, derrière les Halles Saint-Géry. Pas question d’y organiser des soirées jusqu’aux petites heures -l’endroit est encore trop mal isolé pour cela. Par contre, le lieu abrite un “spot culturel multidisciplinaire pour des artistes et performers qui animent la scène artistique underground bruxelloise”. Le week-end dernier, la Mercerie a ainsi accueilli une expo de jeunes designers, mais aussi un spectacle de cabaret queer -le grand bordel national.
Du côté du C12 aussi, on a décidé d’ouvrir toujours davantage le spectre artistique. Lancé en 2018, le club est devenu l’un des lieux qui comptent le plus dans les nuits bruxelloises. Les problèmes de voisinage en moins: le C12 est planqué en dessous de la Gare centrale… “Chaque week-end, on a du monde, on ne peut pas trop se plaindre, explique Tom Brus, l’un de ses fondateurs. Ces derniers mois, on a aussi organisé une série d’événements culturels, hors soirées. Comme des projections de documentaires, des conférences, des marchés de seconde main, etc. Ça ne nous rapporte pas vraiment d’argent, au contraire. Mais on trouvait dommage de disposer de cet espace et de ne l’activer que le week-end. Et puis, à titre plus personnel, on s’intéresse tous à des choses qui débordent du clubbing, tout en correspondant à un certain d’esprit que l’on retrouve déjà dans nos soirées.”
L’avenir du club ne se limiterait donc plus seulement à la piste de danse? Lorenzo Serra: “Je me rappelle d’une discussion avec un ancien directeur artistique de la Monnaie. Il m’expliquait qu’au XIXe siècle, l’opéra était un vrai lieu de vie où les gens venaient voir un spectacle, mais aussi manger, boire, etc. Quelque part, un club comme le Fuse est l’opéra du XXIe. Est-ce qu’on imaginerait le fermer?”
Le lendemain de la discussion, Lorenzo Serra renvoie un SMS: “Vu la news du jour?” Le gouvernement bruxellois a validé la prochaine reconnaissance du “clubbing” comme patrimoine immatériel. “Nous sommes aux portes d’un moment historique!” Directeur artistique du festival Listen, Lucas Vandevelde confirme. “On n’est qu’au début du chantier. Mais ce qui me rassure, c’est que la discussion est ouverte. Il y a encore quelques années, ce qui se passait durant la nuit y restait. Aujourd’hui, j’ai l’impression qu’un débat s’est enclenché.” Avec l’ambition donc de mieux harmoniser les différents rythmes de la ville.
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Celui du C12 tourne encore à plein régime quand on y atterrit vers 4 heures 30. Dans la salle principale, Avalon Emerson termine son set, énorme, en balançant du Prodigy. Dans le public, on tombe sur Azo, prête à enchaîner, ou Seb “Bon Public” Deprez, autre habitué des lieux. On croise même Martin Vachiery du média rap Check. “Honnêtement, ce n’est pas trop ma musique. Mais je mixais juste avant, au Château moderne, à quelques mètres d’ici, et puisque mes potes étaient chauds pour continuer la soirée…” Brussels is (still) burning…
LISTEN FESTIVAL, ELECTRO SUR SENNE
Les turbulences, le Listen Festival connaît, merci. Après tout, on parle d’un événement culturel dont la première édition a eu lieu en avril 2016, quelques semaines à peine après les attentats. Et qui plus tard, au moment de trouver sa vitesse de croisière, s’est pris une pandémie dans la tronche… Alors, pour une fois (on croise les doigts), l’édition prévue du 29 mars au 2 avril prochains s’annonce plus sereine. “C’est certain, euphémise Lucas Vandervelde, directeur artistique du festival. Même par rapport à 2022, c’est plus agréable. L’an dernier, jusqu’au mois de février, on n’était sûrs de rien. Beaucoup s’est fait un peu last minute. Au niveau de la production notamment, c’était assez stressant…”
Retour à la normale donc pour un festival qui a décidé de grandir à son rythme. À cet égard, “on est un peu à la croisée des chemins. Au niveau de la programmation house-techno, par exemple, on arrive un peu à un “plafond”.” L’un des scénarios aurait pu être, à terme, de l’exploser en garnissant l’affiche de l’une ou l’autre vedette, évoluant en “Champion’s League” électronique. Mais en sachant que les lieux pour accueillir ce genre de “grosse cartouche” ne sont pas légion à Bruxelles. Et que Listen se retrouverait alors aussi en concurrence avec les mastodontes de l’été, type Werchter… “On a envie de se développer, mais de manière qualitative et durable. L’idée est donc d’élargir plutôt le spectre. Par exemple en se posant aussi dans des lieux comme le Botanique, l’Ancienne Belgique, le Pilar à la VUB, etc. Ce qui permettra aussi de proposer des “packages” plus “intégrés”, avec un concert que l’on pourra enchaîner avec une soirée organisée pas loin.”
À chaque édition, Listen prend également un malin plaisir à investir des lieux inédits. Ces derniers temps, le rail a notamment la cote. Après avoir organisé l’an dernier une méga-bamboule dans le hall de la gare du Nord, le festival va installer ses platines non seulement à la gare du Congrès (le 31 mars avec Slagwerk et He4rtbroken, et le 1er avril avec entre autres BlcK Mamba, Anna Wall, Bona Léa), mais également à la gare Centrale pour une soirée (déjà sold out) avec Lefto, Zouzibabe et Palms Trax. “Quand on propose ce genre de lieux un peu spectaculaires, ça permet aussi d’attirer l’attention sur le reste de la programmation.”
En l’occurrence, celle-ci oscillera entre lives précieux (Marina Herlop à l’église Notre-Dame de Laeken, Tsar B à l’Ancienne Belgique, etc.) et DJ sets qui devraient éviter les autoroutes pour préférer des beats plus léchés -d’Eris au C12 à Axel Boman à la Cabane, en passant par la soirée-marathon de 27 heures (!) prévue au Buda par les collectifs GayHaze et Spek. “Et puis, on veut aussi profiter du festival pour discuter et réfléchir sur une série de thématiques qui occupent le monde de la nuit”, précise encore Lucas Vandervelde. Notamment lors de talks et de débats organisés en journée, abordant la notion de safer space ou l’archivage de la nuit, à travers le prisme des soirées queer.
Du 29/03 au 02/04, à Bruxelles. www.listenfestival.be
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