Le Fuse, bien plus qu’une boîte de nuit

Laurent Raphaël
Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Si la fermeture du Fuse devait se confirmer, Bruxelles perdrait non seulement un phare culturel mais aussi un de ces lieux de transit entre la banalité et la transcendance. Expérience vécue.

Sauf obligation professionnelle, je ne sors plus en boîte de nuit. Déjà, je n’ai pas envie de croiser ma fille sur la piste du Fuse à 3 heures du matin, ma chemise trempée ouverte jusqu’au nombril, le regard halluciné, les bras tendus vers le ciel comme pour mieux capter la foudre électro. D’accord, le risque est limité, sa génération ayant largement déserté les dancefloors au profit de soirées privées plus décontractées, loin du show off et des prédateurs. Et puis, de toute façon, j’ai passé l’âge. Je redoute la soirée de trop.

Pour autant, je sais ce que je dois à ces temples de l’hédonisme. Être passé du côté sage, responsable, ennuyeux -biffez la mention inutile- de la force n’efface pas les frissons qui ont jalonné mon modeste parcours de noctambule. À l’époque -les années 80-, sortir en discothèque comme on disait encore, c’était s’extraire de sa géographie étriquée, c’était échapper à la grisaille des loisirs balisés et goûter pour la première fois le baiser des interdits. C’était aussi sentir la musique prendre possession de son corps et de son esprit et agrandir d’un coup son cosmos mental, c’était enfin se fondre dans une communauté festive et tolérante ayant laissé préjugés et rapports de classe au vestiaire. Bref, une expérience ultime, unique, fondatrice. “Sur le dancefloor, délié de son identité diurne, le corps mobilise “les pulsions d’infini”, et “la danse mimétique participe à un processus de désinvidualisation: “Le danseur qui répète l’autre en l’imitant se décentre de lui-même, s’allège de soi.”””, écrit Ingrid Astier dans son Petit éloge de la nuit, citant au passage la psychanalyste et danse-thérapeute France Schott-Billmann.

Quand le Fuse est né, en 1994, ma “carrière” intense mais courte de clubber se terminait déjà. J’avais fait le tour, surfé goulûment sur les vagues synthétiques, new wave d’abord, puis EBM et house, je devais lâcher l’affaire ou accepter de sombrer définitivement dans les flots. Et puis, le sentiment d’urgence s’était un peu émoussé à force de traquer l’absolu dans les plis de la nuit, au Boccaccio, à la Gaîté, au Garage ou au Mirano. La semaine, on rongeait son frein en attendant la fièvre du vendredi, du samedi et parfois même du dimanche soir.

L’annonce de la fermeture du célèbre club de la rue Blaes a réveillé la mémoire de ces écarts de jeunesse. Ce ne serait pas le premier “dancing” à être réduit au silence mais certaines disparitions sont plus symboliques et traumatisantes que d’autres. Le Fuse est une institution inscrite au patrimoine immatériel si pas de l’humanité, du moins d’une ville, d’un continent, d’une génération. C’est aussi un laboratoire des nouvelles pratiques sociales. Si en Afrique, un vieillard qui meurt, c’est une bibliothèque qui brûle, en Occident, un club qui ferme, c’est la mémoire (vivante) d’une «sous-culture» qui s’efface. Dans Les Nageuses, le film de Sally El Hosaini qui raconte le périple de deux jeunes Syriennes pour rallier l’Allemagne et échapper à la guerre, le cousin qui les accompagne rêve d’aller danser au Berghain. Il ne veut pas voir les restes du Mur ou flâner entre les monolithes du Mémorial aux Juifs, non, il aspire juste à franchir les portes du mythique club, symbole à ses yeux de cette liberté dont son peuple est privé. C’est dire si la culture dance est aussi politique. Et pas juste un problème de nuisances à éradiquer ou à déplacer à la campagne.

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L’affaire du Fuse brasse des questions qui touchent au cœur de notre identité: quelle ville voulons-nous? Quelle place laissons-nous à la culture d’avant-garde qui assure le renouvellement des goûts et des idées? En cédant aux exigences d’un voisin qui s’est installé à portée de décibels alors que le cœur du Fuse battait déjà la chamade depuis des années, la loi, même involontairement, se range du côté d’une vision policée et dévitalisée de l’espace public. Ou du divertissement commercial aseptisé. Comme à Dubaï. Les bonnes gens pourront dormir tranquille mais ils ne devront pas s’étonner si leurs enfants s’éclipsent à la nuit tombée pour se transformer en loups-garous. Car l’appel de la nuit ne s’arrêtera pas quand les amplis se tairont…

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