« Notre film résonne forcément avec la situation migratoire d’aujourd’hui »

Jean-Pierre et Luc Dardenne, cinéastes en prise sur leur époque. © DR
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Avec La Fille inconnue, les frères Dardenne poursuivent une oeuvre singulière, passant l’époque au crible d’un cinéma à la conscience aiguisée et généreuse, tout en oscillant entre quête morale et enquête policière.

Aurait-on changé les frères Dardenne? Eux qui s’en tenaient, depuis La Promesse, au rythme d’un film tous les trois ans, les voilà qui brouillaient les cartes au printemps dernier, présentant La Fille inconnue à Cannes 24 mois à peine après y avoir défendu Deux jours, une nuit. Rien de fondamental, sans doute, mais le baromètre, peut-être, d’une certaine urgence que dicterait notamment l’époque. Et une décision pas dénuée de conséquences, le film connaissant un léger ravalement après son passage par le festival, huit minutes en moins pour un surcroît de rythme et d’évidence impérieuse.

La Fille inconnue, les réalisateurs y pensaient depuis un moment déjà, de façon souterraine tout au moins. On en trouve ainsi une première mention dès fin 2008 dans Au dos de nos images, le journal publié par Luc Dardenne: « Une enquête policière menée par une inspectrice concernant la disparition d’un adolescent ou d’une adolescente arrivé(e) d’Afrique de manière clandestine et n’ayant ni père ni mère. Tout le monde se fout de savoir s’il (elle) est vivant(e) ou mort(e). L’inspectrice n’accepterait pas que l’enquête soit classée, elle la poursuivrait en dehors de son travail, le week-end, la nuit (…)Et un titre possible: Le Garçon inconnu ou La Fille inconnue… » Au fil du temps -les frères tourneront Le Gamin au vélo puis Deux jours, une nuit dans l’intervalle-, le projet connaîtra diverses variations, l’inspectrice devenant médecin et l’élément policier s’effaçant progressivement devant son pendant moral, en une sorte de rééquilibrage naturel. Jusqu’à en arriver à la version définitive, l’histoire d’une jeune médecin rongée par la culpabilité et remuant ciel et terre, à la recherche du nom d’une femme immigrée retrouvée morte après qu’elle lui avait refusé l’accès à son cabinet.

Adèle Haenel et Marc Zinga
Adèle Haenel et Marc Zinga© DR

Si Adèle Haenel trouve là un rôle taillé sur mesure, l’actrice des Combattants aura fait bien plus que prêter son énergie et son charisme au docteur Jenny Davin, n’étant rien moins que l’élément déclencheur du projet. « C’est parce qu’on l’a rencontrée qu’on a remis le scénario sur pied, observe Jean-Pierre Dardenne. On a vu cette fille, son regard, sa candeur, une espèce d’évidence des choses, et on s’est dit: « Voilà l’histoire de ce scénario qu’on n’arrive pas vraiment à faire vivre. Si notre médecin était comme Adèle? Si elle avait cette candeur, cette naïveté, et si elle allait, grâce à cela, faire parler ses interlocuteurs? » » Et d’occuper l’écran d’une présence où la douceur le dispute à la détermination, en un motif n’ayant pas manqué d’aimanter la caméra des Dardenne -« on a essayé d’être sur sa tête, c’est la raison pour laquelle on a élagué au maximum dans les décors« , relève Luc.

Le médecin, prêtre d’aujourd’hui

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Que les frères aient décidé qu’elle serait médecin, travaillant dans un cabinet modeste par surcroît, ne doit évidemment rien au hasard (pas plus, du reste, que sa localisation, au bord d’une voie rapide de Seraing, cadre exclusif des films du duo depuis La Promesse). Au fil des visites et des rencontres avec les patients, le film prend aussi le pouls d’une époque transpirant la précarité par tous les pores. « Si on a choisi d’en faire une médecin, cela tient, je pense, à la figure du médecin qui normalement doit ouvrir sa porte à la veuve, à l’orphelin, à l’assassin. Si cela avait été un cinéaste ou un postier qui n’ouvrait pas à huit heures du soir alors que l’on frappait à sa porte, mon dieu oui, il allait vouloir « racheter l’affaire », mais un médecin, c’est la personne qui est là pour protéger la vie et éloigner la maladie et la mort. Cela nous paraissait plus intéressant, tout comme l’élément de baromètre social et le secret médical« , poursuit Jean-Pierre. S’y greffe le sentiment diffus, tandis qu’elle se porte à l’écoute des un(e)s et des autres, que le médecin pourrait bien représenter quelque chose comme le prêtre des temps présents. « Je pense que c’est effectivement le cas, approuve Luc Dardenne. Comme les psychanalystes l’ont représenté dans d’autres milieux sociaux, encore aujourd’hui, mais c’est moins fréquent. Ce sont des gens qui entrent dans la famille, et dans votre vie intime, et qui vous disent: « Vous pouvez me parler, cela restera un secret entre vous et moi. » On a enquêté auprès de médecins, pour voir les maladies les plus fréquentes, et ils nous ont répondu que la toxicomanie était répandue, mais cela remonte à déjà 30 ou 40 ans, et sinon, ce qui reste et augmente, c’est la solitude. Les gens appellent pour dire qu’ils n’ont rien. Entendons-nous bien, ils ont quelque chose, mais pas ce qu’ils disent avoir. Ils demandent que l’on vienne, et c’est pour parler. Le médecin devient un personnage très important, qui fait le lien social entre les gens…« 

Un apostolat, somme toute, auquel Jenny Davin est prête à énormément sacrifier, jusqu’à toute forme de vie privée. « Ce que nous voulions, c’était raconter l’histoire d’une fille obsédée par la fille inconnue; le reste relevait seulement de la psychologie, qui ne nous intéressait pas« , souligne Jean-Pierre. Et d’avancer la notion de « possession morale », empruntée au philosophe Emmanuel Levinas, qui va dicter sa conduite et ses choix: « On s’est dit que cette fille était possédée dans le sens où l’immigrée, la femme étrangère, l’occupe et va la pousser à chercher son nom, poursuit Luc. Comme le disait Jean-Pierre, si le médecin n’ouvre pas sa porte, lui qui est une métaphore de l’humanité secourable et doit prêter attention à la mort d’autrui, si elle ne le fait pas, il n’y a plus d’humanité. Donc, elle est occupée par cette fille qui l’oblige à faire cela…« 

Luc et Jean-Pierre Dardenne sur le tournage de La Fille inconnue
Luc et Jean-Pierre Dardenne sur le tournage de La Fille inconnue© Christine Plenus

Disposition solitaire et obsessionnelle faisant, accessoirement, le lien avec l’élément policier qui irriguait l’histoire au départ. « C’est peut-être le seul côté qui, sans le vouloir, rapproche La Fille inconnue du film noir, s’amuse Jean-Pierre. La plupart des détectives, dans tous les romans noirs, sont toujours seuls et n’ont pas de vie privée. On ne l’a pas vraiment cherché, et le film n’est pas un thriller, mais finalement, la seule chose qui en reste, c’est qu’elle soit seule…« Tant qu’à faire dans l’iconographie noire, les réalisateurs ont aussi veillé à la pourvoir généreusement en cigarettes, détail moins anodin qui n’y paraît, dès lors que chaque bouffée tirée à la fenêtre de la maison médicale apparaît comme une respiration suspendant l’action pour ouvrir sur son espace mental. « Mais c’était aussi pour qu’elle ne soit pas irréprochable« , rigolent-ils de concert. Sainte (laïque), mais pas trop quand même…

Une place parmi les vivants

Derrière la culpabilité qui tenaille Jenny en pointe une autre, collective, et cela, même si les Dardenne se gardent bien de surcharger leurs personnages, comme d’écraser les spectateurs du reste. Et le film, tout en se déployant dans un quotidien à hauteur d’homme, invite aussi à une lecture politique, en résonance avec l’époque. « Nous essayons de rester au niveau de nos personnages, analyse Jean-Pierre. Mais on ne peut pas nier le fait que si la fille inconnue est une Africaine sans papiers, que l’on pousse encore au bord de l’eau, normalement, cela doit résonner avec aujourd’hui. De même que le fait de vouloir retrouver le nom de cette fille pour lui redonner une place parmi les vivants, et qui soit la preuve qu’elle a aussi vécu, c’est l’obsession de tous les gens qui survivent à des massacres ou à des génocides. Certains disent vouloir retrouver les noms et nommer tous ceux qui ont disparu. Regardez ce qui vient de se passer après les attentats de Paris et de Bruxelles: qu’a fait la presse? Un certain nombre de journaux ont repris le nom de chacune des victimes et donné, via des proches, un morceau de la vie de ces gens-là, pour dire qu’ils avaient vécu, qu’ils existaient. Et que pour nous, lecteurs, ce ne soient pas seulement des victimes, des corps humains, des individus qui disparaissent derrière ce mot, victimes, mais des êtres humains, uniques… » Ou comment passer du singulier au pluriel, du particulier à l’universel…

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