Neuf ans de travail pour ressusciter Tif & Tondu: rencontre avec Blutch et Robber
Il aura fallu neuf longues années à Blutch le virtuose pour mettre en images le scénario de son frère Robber: une aventure de Tif et Tondu qui boucle brillamment la boucle de son travail de reconstruction.
« Je pensais que ça allait être une partie de plaisir, mais en fait pas du tout. Le voyage a été plus périlleux que prévu. » C’est un Blutch « pas satisfait mais soulagé » que l’on croise ce jour-là, en compagnie de son frère Robber, pour la promotion de leur Tif & Tondu enfin achevé. Une promotion, et un achèvement, qui se seront fait attendre. C’est en décembre 2011 -« je m’en souviens très bien, il neigeait sur Paris« – que Blutch proposait à son petit frère Robber de lui écrire un scénario de Tif et Tondu, la série créée par Fernand Dineur dès 1938 dans les premiers Spirou, puis rapidement reprise au dessin par Will, qui a marqué leur enfance. « Nous avions tous les albums, se souvient le petit frère, mais avec une affection particulière pour les Tif et Tondu scénarisés par Tillieux, surtout Sorti des abîmes: je lis encore l’album au format souple, celui-là même qu’on avait reçu en sortant d’une station-service, et qui nous avait marqués. Blutch ne se sentait pas capable d’écrire un scénario de roman policier, et moi j’étais vacant: j’écris depuis longtemps des trucs qui ne sont pas publiés et qui n’ont qu’une poignée de lecteurs, dont lui. » Le frère de six ans son aîné confirme: « Je n’y serais jamais arrivé tout seul, je porte trop de bagages, lui était vierge. Il m’a fait sortir de ma zone de confort, n’a pas essayé de me contenter, même si on se retrouve sur de nombreuses thématiques sans avoir besoin d’en parler. Mais je n’ai pas cette discipline pour concevoir ce type d’histoires: je serais parti dans des digressions, me serais perdu sur des sentiers annexes. » Robber complète: « Il fallait que le récit aille vite, tout en prenant son temps. Et ces albums-là, c’est un peu la famille, comme Astérix ou Lucky Luke : je me souvenais bien de leurs caractères, je les ai juste un peu accentués, la déconnade de Tif et le côté bougon de Tondu, en poussant juste les curseurs un peu plus loin. Et si le récit se passe en 1985, c’est parce que je ne voulais pas de portables, je suis téléphonophobe, et que c’est une époque, celle de mes quinze-seize ans, dont je me souviens comme si c’était ce matin. Bref, je lui ai fourni une nouvelle de 41 pages, très dialoguée, en lui disant « démerde-toi, pépère »: sur le dessin et le découpage, je n’avais vraiment pas de conseils à lui donner! »
Inaccessible étoile
Blutch entame alors un « travail de reconstruction » sur un classique de la BD populaire et tous publics qui va le hanter tout du long, le poussant même dans une longue parenthèse d’une année pendant laquelle il réalise Variations, chef-d’oeuvre dans lequel il revisite et redessine des planches issues d’autres classiques, de Tintin à Blueberry, donnant le « la » d’une véritable mode qui voit une génération de quadras et de quinquas, tels Blain, dont les carrières se sont pourtant construites en réaction à la BD dite classique, se plonger avec délectation dans la réinterprétation desdits classiques! Un retour à des fondamentaux qui n’était pas revendiqué, mais qui tient à « un mouvement naturel » selon Blutch: « Dans tous les pratiques artistiques, on trouve ce mouvement de va-et-vient: au début, on déconstruit, puis, en prenant du grade, on reconstruit. Je vois la même chose actuellement dans le jazz, dont je suis un grand amateur: de jeunes Turcs avant-gardistes se mettent aujourd’hui à rejouer des standards, comme l’ont fait avant eux Archie Shepp ou Sun Ra. Avec toujours la même quête, comprendre la magie qui entoure ces classiques. » Après huit ans de travail et les 75 planches de « son » Tif & Tondu, Blutch a-t-il percé le mystère? « Je comprends mieux, oui. Il y a une mécanique, une grammaire, une voie à suivre, avec laquelle j’avais un rapport plus confus auparavant. Mais il n’y a pas de recette. Ça passe par un retour vers une forme de classicisme du récit dessiné, linéaire. Je n’ai jamais été un adepte, dans la forme, des effets pyrotechniques ou des cadrages spectaculaires, il m’est toujours resté une grammaire, un fond de classicisme. J’entrevois des choses, mais même dans cet album-ci, alors que je me suis retenu, j’ai fait trop de traits. J’ai essayé d’être plus synthétique, mais c’est difficile pour moi, j’ai tendance à alourdir le dessin. »
La quête de Blutch de son inaccessible étoile graphique donne en tout cas à lire un album qui ravira à la fois les amateurs de la nouvelle bande dessinée française, et les nostalgiques de la BD de papa pour peu qu’ils sortent de leur fétichisme et ne restent pas engoncés dans leurs souvenirs -« Mais je peux comprendre que des gens n’adhèrent pas au principe, chacun de nous entretient un rapport viscéral, intime, à la bande dessinée ». Ce Mais où est Kiki? se situe à l’exact carrefour des anciens et des modernes, fusionnant le premier degré du récit d’aventures linéaire et rocambolesque des premiers avec le second degré et la pointe de mélancolie amusée des seconds, et ce jusqu’à la goujaterie assumée des héros, typique sans doute de ces années-là. Un album qui marque en tout cas la fin d’un cycle chez le plus talentueux des dessinateurs français: « La recréation, à cette échelle, c’est fini, il faut que je reparte à l’aventure. Ce livre est celui qui m’aura pris le plus de temps, il a même dépassé Péplum et mes livres plus complexes. Il devait être le plus simple, mais il n’y a rien de plus complexe que de faire simple: je n’y suis pas tout à fait parvenu. »
Mais où est Kiki? – Une aventure de Tif et Tondu, de Blutch et Robber, éditions Dupuis, 80 pages. ****(*)
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