Zach Condon à propos du nouvel album de Beirut: « Je ne ferai probablement plus jamais de tournée »

Zach Condon, les pieds dans la neige, au nord de la Norvège, où il est en passe de s’installer. © lina gaisser
Julien Broquet
Julien Broquet Journaliste musique et télé

Alors que sort Hadsel, le sixième album de Beirut, conçu sur une île de la commune norvégienne du même nom, Zach Condon raconte avec une sincérité rare sa fabrication, son rapport à la musique, ses soucis de santé et sa décision d’arrêter les tournées.

10h30 du matin. Zach Condon a l’air un peu ailleurs en débarquant dans la salle de déjeuner ultra stylée du Craves Hotel, à deux pas de la Grand-Place de Bruxelles. Le chanteur, multi- instrumentiste et compositeur américain, s’excuse de fonctionner au ralenti mais retrouve ses esprits et sa verve quand il s’agit d’évoquer Hadsel, le nouvel album de Beirut.

Tout a toujours semblé compliqué dans ta relation avec la musique. Ou peut-être devrais-je dire avec ton corps…

Ma voix est toujours la cible privilégiée. Si ça dérape constamment en tournée, c’est parce que c’est le moment où mon corps attire le plus rapidement mon attention. Il sait que je vais devoir l’écouter. C’est un peu comme un père qui confisque les clés de la voiture à ses enfants pour qu’ils ne puissent plus conduire. Faire de la musique est la chose la plus importante pour moi. Et quand je ne peux pas, il faut que ça change. J’ai eu le coup avec la boisson déjà. J’ai compris que je devais arrêter de boire seulement quand je n’ai plus pu faire de musique parce que j’étais trop occupé à picoler ou parce que j’avais trop la gueule de bois pour y arriver. Quand ça ne va pas, mon corps empire les choses. Lors de la tournée de 2019, je ne chantais pas mal mais j’étais tellement stressé et submergé qu’il ne savait plus sur quel bouton appuyer.

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C’est une question d’hygiène de vie?

Je suis assez mauvais dans le domaine. Quand j’ai arrêté de boire par exemple aux alentours de 2017, je pensais avoir résolu tous mes problèmes. Je n’avais pas réalisé que quand tu prends une telle décision, c’est comme piler sur les freins alors que tu conduis à 160 km/h en jetant toutes les bouteilles sur la banquette arrière. Tout ce qui traîne dans l’habitacle te revient en pleine tronche. C’est ce qui m’est arrivé. Il y avait plein de choses qui s’entremêlaient. Ce n’était pas juste une question de s’échauffer avant les concerts. Je faisais déjà ce genre d’exercice. Mais à chaque fois, c’était le même cinéma. Je partais en tournée et dès le week-end, je tombais extrêmement malade. Tourner est dur pour tout un chacun mais il y a un côté ultra sensible chez moi qui semble me détruire. J’ai dû reconnaître mes handicaps.

Je ne sais pas si ça a été annoncé officiellement ou été dit assez fort mais j’arrête les tournées.

C’est du domaine de l’émotionnel?

Clairement. Je viens d’une famille extrêmement calme et introvertie. J’en suis un peu l’animal social, c’est tout dire. Chez nous, on a besoin de routine. On a besoin de boulot. Sinon, on devient fou. On mène une “petite vie”. C’est comme ça qu’on s’en sort. C’est peut-être même génétique. Étant enfant, mon but était de lutter. De refuser les limites. Je voulais voyager, monter sur scène, sociabiliser. Mais j’ai compris que mes parents vivaient de cette manière pour une bonne raison.

Quels ont été les premiers signes en 2019?

La peau d’abord. C’était dégoûtant. J’étais affreux. Puis, ma voix a commencé à se barrer. Quand je suis arrivé à New York pour les répétitions, j’étais déjà très malade. Je n’aurais pas pu donner de concert sans stéroïdes. Les premiers ne marchaient pas. Donc, on m’en a filé davantage. À un moment, les médecins m’ont dit: “Si tu continues à chanter, tu risques de perdre ta voix. De la modifier, de l’abîmer définitivement. Une troisième cure de stéroïdes sur une même année ne t’amènera rien de bon.” J’ai décidé d’annuler toute la tournée plutôt que de me gaver de médocs. À l’époque -c’est très américain je crois-, je pensais que les stéroïdes seraient un quick fix, une réponse rapide à mes soucis. La première fois, j’ai même trouvé incroyable de pouvoir continuer de chanter. C’était il y a longtemps. Aujourd’hui, je souffre de problèmes liés à la quantité d’antibiotiques et de stéroïdes que j’ai prise. Ces quatre dernières années, je n’ai fait que rencontrer des soucis. J’ai même contracté de nouvelles allergies. Notamment au gluten. J’ai constamment le contrecoup de ce que j’ai fait subir à mon corps. Je ne sais pas si ça a été annoncé officiellement ou été dit assez fort mais j’arrête les tournées.

Tu ne vas plus donner de concerts?

J’en ai l’un ou l’autre de prévu à Berlin. Mais ce sera sans doute tout ce que je ferai. Je ne monterai plus dans un avion ou dans un bus. Je ne sais pas si c’est seulement pour quelques années ou pour la suite de ma carrière. Je prends des décisions et puis je change tout le temps d’avis. Mais je ne ferai probablement plus jamais de tournée. Je ne pourrai probablement plus jamais en faire. J’aimerais, mais ce n’est pas possible.

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Tu le vis comme un traumatisme?

C’est un choix facile. Pourquoi je m’imposerais tout ça si derrière je ne peux plus faire de musique. Je n’ai jamais été bien sur la route. Même lors de ma première tournée mondiale à 19 ans. On allait assurer notre première date au nord de l’Angleterre. Je suis entré dans une station-service. J’ai commencé à regarder le plafond et la réalité s’est arrêtée. Les lumières et tout ce que je voyais ont commencé à changer. Mes amis ont pris soin de moi. Je ne parvenais pas à leur expliquer ce que je ressentais. Je ne le savais pas mais je vivais ma première crise psychotique. Plus tard, dans la voiture, je me suis mis à pleurer de manière incontrôlée. Je n’arrivais pas à m’arrêter. Je n’ai pas vu de médecin. À l’époque, je ne croyais pas aux crises de panique. Pour moi, c’était de la connerie. Je pensais que j’étais en train de mourir, de faire une crise cardiaque. J’ai essayé de terminer cette tournée. Mais j’avais des palpitations et je m’éloignais de plus en plus de la réalité. Je suis retourné au Nouveau-Mexique me retaper chez mes parents. J’y ai vu des psychologues. Mais tout ce qu’ils faisaient, c’était me prescrire des médicaments contre l’anxiété. Ils ont résolu les problèmes à court terme parce que j’ai commencé à sortir de cette espèce d’abysse. Je ne savais plus ni qui ni où j’étais, ce que signifiait être en vie. Tous les matins, je redécouvrais ce que respirer et vivre voulait dire. Ça a duré longtemps. Je ne pouvais pas sortir. Il fallait me tenir la main pour m’emmener à l’épicerie ou au restaurant. Ma famille et moi, on s’est demandé si j’allais devoir passer le reste de mon existence dans une institution. Être assisté en permanence. Mais tous ces lourds médocs anti-anxiété m’ont un peu ramené. J’ai vraiment changé physiquement à l’époque. C’était horrible. Ça a marché juste assez pour que je puisse continuer.

C’est à ce moment-là que tu t’es mis à bosser sur ton deuxième album?

C’était ce qui me soignait. J’ai toujours fonctionné comme ça. En enchaînant les pannes et les débâcles. C’est parfois arrivé à l’autre bout du monde et à chaque fois ça a été affreux. Ado, j’avais un pote dans un groupe punk. Après être revenu d’une tournée en van, il m’a dit: “Zach, on te connaît tous très bien. Comment vas-tu faire?” Ils ont tous compris très tôt que ça ne marcherait pas pour moi. La musique a toujours été une question d’albums et pas de concerts. Même en tant qu’auditeur. Les concerts, c’est fun, mais pour moi l’album est roi. En grandissant au Nouveau-Mexique, la musique live que j’aimais, c’était celle des mariachis qui jouaient pendant les fiestas. C’est comme ça que je suis tombé amoureux de la trompette. À part ça, il n’y avait que des concerts punk et Do It Yourself qui m’ennuyaient à en pleurer. J’allais aux concerts pour voir mes copains et puis je rentrais à la maison écouter des disques.

Devant l’orgue de l’église d’Hadsel.
Devant l’orgue de l’église d’Hadsel. © lina gaisser

Pour ton nouvel album, tu as cherché un climat sombre et l’obscurité. Ils ont toujours pour toi été sources de réconfort?

Ça remonte à l’enfance. Vers l’âge de 11 ans, j’ai commencé à souffrir de terribles insomnies. Je n’arrivais pas à dormir avant que le soleil se lève. C’était ce que mon cerveau attendait. Ça ne s’est jamais arrêté. J’avais peur de beaucoup de choses. On a énormément déménagé. J’avais le sentiment que le monde était un endroit effrayant et imprévisible. Qui savait où irait ma famille ensuite? Mes parents étaient extraordinairement stressés. J’ai deux frères. On partageait la même chambre et ils s’endormaient en un claquement de doigts. Alors que moi, impossible de fermer l’œil. Je savais que si je bougeais ou faisais du bruit, je risquais de les réveiller. Ça a été une torture. Jusqu’à ce que j’ai ma propre chambre. Là, tout à coup, je pouvais écouter de la musique toute la nuit, construire des choses. Adolescent, j’ai eu un quatre-pistes analogique et je me suis mis à faire de la musique. La nuit a donc toujours représenté une bénédiction. Un moment de création. Et il y avait aussi un aspect psychologique derrière. J’ai grandi dans une famille stressante à bien des égards. On est tous névrosés. Il est difficile de rester ensemble tout le temps. Et donc la nuit, je pouvais avoir ma famille autour de moi mais inconsciente, silencieuse. La nuit était synonyme de confort et de calme. J’avais mon espace pour créer, pour penser. Être seul mais pas isolé. C’est toujours resté avec moi. Si je ne fais rien durant la journée, je suis incroyablement stressé. Je m’énerve. Et donc en 2019, quand j’essayais de me retaper, j’ai eu cette idée un peu folle d’aller là où le jour serait la nuit. Là où il n’y a pas de jour. C’est pour ça que je me suis enfui si loin au nord. Là, où je me suis retrouvé en Norvège, c’était un peu l’Islande puissance dix.

Tu pourrais y vivre?

Je suis en train d’y emménager.

Comment as-tu trouvé cet endroit?

On me l’a conseillé. J’ai cherché un logement et je suis tombé sur des photos de ce chalet avec un harmonium dans le salon. J’ai demandé au proprio s’il fonctionnait. Il m’a répondu qu’il leur avait été filé par un ami. Il m’a soufflé qu’il pourrait peut-être me donner l’accès à ses orgues, voire à l’église. Oddvar, le voisin en question, a fait beaucoup de choses dans sa vie mais c’est un joueur d’orgue autodidacte. Il les collectionne et les répare. Tous les membres de sa famille ont des orgues à la maison parce qu’il ne peut pas tous les garder chez lui. Sa femme est très drôle. Elle aurait préféré qu’il collectionne des timbres. C’est un personnage. Il est obsédé par le poète du XVIIe Petter Dass. Il s’habille parfois comme lui d’ailleurs et récite ses poèmes pour le village. Il est génial. On a beaucoup traîné ensemble. On se ressemble. Il est généreux et doux. Il doit avoir 75-76 ans. C’est un grand-père. Le genre à venir te dépanner avec son tracteur au milieu de la nuit quand ta voiture est coincée dans la neige.

Tu voulais faire quoi de cet album?

Je n’avais pas de plans. J’ai juste emmené ce synthé modulaire avec moi parce que c’est ce qui m’obsédait à l’époque. À Berlin, tu ne peux pas jeter un caillou sans toucher quelqu’un qui en joue. Mais la plupart sont carrément insupportables et inécoutables. J’aime Berlin mais je vais probablement quitter la ville dans les deux prochaines années. J’ai l’impression que la culture y est passée de l’intérêt pour l’avant-garde à une obsession. Pour moi, l’avant-garde a toujours représenté une aile de la création qui repoussait les frontières et qui brisait les règles. De manière à ce qu’on puisse réfléchir, à ce qu’on remette en question certaines rigidités. Mais quand ça devient le mainstream, c’est juste une bande d’idiots qui dansent dans les débris. Il n’y a plus de beauté, de substance. Quand toutes les règles sont cassées, il n’y a plus rien. C’est juste le chaos. C’est nul et dépourvu de sens. La destruction, le choc et la surprise sont les seules choses que beaucoup semblent encore comprendre. C’est comme si on était arrivé à cette phase adolescente où on questionne tout et qu’on n’arrivait plus à en sortir. Quand tu lis les critiques de disques, ils ont l’air passionnant. Mais tu dois faire des recherches pour le comprendre. Quand tu les écoutes, ils sont insignifiants et ennuyeux. Tu vas dans une expo à Berlin et la pensée de l’artiste est un tome épais que tu dois lire sur la déconstruction du patriarcat. Puis tu rentres dans la pièce et c’est juste un putain de ruban adhésif par terre. Ça ne me touche pas. Ça ne m’inspire pas. Et ça me met en colère. Parce qu’on m’a piégé. Pour l’instant, je me plonge vraiment dans le monde des traditions, de ce qu’elles signifient.

Pourquoi avoir terminé ce disque tout seul?

J’avais prévenu mon groupe de tournée que c’en était plus que probablement fini. Qu’on n’allait plus donner de concert et qu’il ne fallait pas s’attendre à ce que j’appelle l’an prochain pour prendre la route. J’ai dit à 16 ou 17 personnes que je n’avais plus vraiment de boulot pour elles. Je ne pouvais pas reposer sur des gens que j’étais en train de laisser tomber et que je venais de blesser. En plus, on était en mars 2020. À un moment où il allait être difficile de faire entrer des gens en studio même si je le voulais. Puis, j’étais en pleine période d’introspection. Une autre part de moi me rappelait qu’avant je faisais tout ça tout seul. Je n’avais pas tout ce soutien, toute cette aide. Je faisais en sorte que ça marche. Je ne suis pas le meilleur des batteurs par exemple. Mais je voulais voir si je pouvais encore faire fonctionner Beirut moi-même.

Hadsel

***1/2

Distribué par Pompeii Records/Konkurrent.

Quatre ans après Gallipoli, son album italien, une collection de chansons pleines de souffle balayées par ses éternelles influences balkaniques et mariachis, Beirut convie cette fois à Hadsel, une île du nord de la Norvège où Zach Condon est parti début 2020 se refaire une santé (lire aussi page 14). Fabriqué dans une église et un chalet, entièrement écrit, joué et enregistré par le natif d’Albuquerque, Hadsel est un de ces disques tristes qui réchauffent les cœurs. Une splendide ode au réconfort bricolée avec des orgues norvégiens (dont celui d’une église en bois des débuts du XIXe siècle), des synthés modulaires, un ukulélé baryton ou encore un cor d’harmonie. Un album à s’écouter religieusement pour entrer en communion avec son auteur et les paysages du Grand Nord.

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