Voix de femme (5/7): Kathleen Hanna, jeune femme en colère

Kathleen Hanna © Getty Images
Julien Broquet
Julien Broquet Journaliste musique et télé

Riot Grrrl, elle résiste depuis plus d’un quart de siècle à un monde encore et toujours dominé par les hommes. Chanteuse des Bikini Kill et du Tigre, Kathleen Hanna incarne le féminisme des années 90. Portrait d’une « émeutière »…

À L’OCCASION DE LA JOURNÉE INTERNATIONALE DES DROITS DES FEMMES, NOUS REMONTONS LE FLEUVE DE L’ÉMANCIPATION FÉMININE À TRAVERS LE PORTRAIT DE CHANTEUSES, UNE PAR DÉCENNIE, QUI ONT FAIT AVANCER LA CAUSE. QUATRIÈME ESCALE: LES ANNÉES 90 AVEC KATHLEEN HANNA.

Ari Up des Slits urine sur scène. Nina Hagen montre à la télé teutonne comment elle se masturbe. La chanteuse des Plasmatics découpe des guitares à la tronçonneuse en mimant des coïts… Dans les années 70 et 80, les filles du rock se montrent de plus en plus incontrôlables et provocatrices. La déflagration punk fait son oeuvre. « Si Poison Ivy avait été un mec, elle aurait fait les couvertures de tous les canards de guitares », déclarait d’ailleurs son comparse des Cramps feu Lux Interior.

Né au début des années 90 sur fond de frustration, d’aliénation, de rébellion et de solidarité féminines, le mouvement Riot Grrrl doit beaucoup à la conviction inébranlable que les filles constituent une force révolutionnaire à même de changer le monde. Il voit le jour en juillet 1991 aux Etats-Unis sous la forme d’une newsletter éditée par un collectif de punkettes politiquement engagées. Les jeunes femmes américaines se demandent où le féminisme les a menées jusque-là. Plutôt que de taire leur désespoir et leur rancoeur face à un macho macho world, ces adolescentes en colère leur permettent de s’exprimer en faisant de la musique, en organisant des concerts, en se construisant des réseaux et en propageant leur bonne parole à travers des fanzines -ces manifestes manuscrits ou dactylographiés remplis de confessions et recommandations, et disséminés aux quatre coins du pays par la poste ou de la main à la main lors des concerts.

Empoigner un instrument, jouer, s’organiser pour combattre l’isolement, l’exclusion et le silence de l’ère pré-Internet. Cracher son venin, guérisseur, sur le traitement de la femme dans nos sociétés. Dénoncer violences domestiques et viols. Réclamer des rues plus sûres, le droit à l’avortement, le salaire égal à travail égal. La révolution souterraine percée et tatouée en jupes courtes, très courtes, est menée à partir des campus de l’Université d’Eugene et de l’Evergreen State College à Olympia. Cette dernière est la seule du coin à ne pas délivrer de notes et accueille tout ce que les Etats de Washington et d’Oregon comptent d’artistes et d’outsiders aux tempéraments contestataires. C’est là que, fin des années 80, Kathleen Hanna rencontre Tobi Vail et Kathi Wilcox, toutes deux engagées dans la scène punk et féministe, avec lesquelles elle fondera les mythiques Bikini Kill.

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Fille d’un installateur de protection incendie et d’une infirmière en psychiatrie, Kathleen Hanna naît le 12 novembre 1968 à Portland dans une famille middle class. Précoce, elle commence à s’intéresser à la condition des femmes dès la petite enfance. Alors qu’elle a neuf ans, sa mère l’emmène à Washington DC assister à un discours de Gloria Steinem, leader et porte-parole du Women’s Liberation Movement. Sa génitrice, mère au foyer, n’est guère ce qu’on a coutume d’appeler une féministe mais, pourtant pas religieuse pour un sou, elle donne de son temps chaque semaine dans une église pour lutter contre la violence domestique. « Elle disparaissait quelques heures tous les dimanches. Quand j’ai fini par lui demander ce qu’elle faisait, elle m’a expliqué qu’elle répondait aux appels de femmes en détresse », raconte Hanna dans le Guardian.

Girls can do anything

A la sortie du magazine Ms. créé par Steinem, Kathleen découpe les images et se bricole des posters « Girls can do anything ». Elle se souvient de sa mère revenue joyeuse du cinéma où elle avait vu le Polyester de John Waters, satire de la vie en banlieue dans laquelle une femme fait face à l’infidélité de son mari pornographe… « Elle m’a expliqué que sa vie avait changé. Qu’elle comprenait maintenant être drôle. Que quelqu’un d’autre dans le monde possédait le même humour qu’elle. »

Toutes les vocations, a fortiori les plus viscérales, naissent d’événements déclencheurs. A treize ans, alors qu’elle quitte avec sa meilleure amie une salle d’arcades où elle a joué à Pac-Man pendant toute la soirée, Kathleen est prise en chasse par inconnu. Elle s’est toujours demandé ce qu’il lui serait arrivé si elle ne s’était mise à fuir, courant se réfugier dans une entreprise de pompes funèbres. « Dès la puberté, j’ai toujours eu l’impression que mes amies et moi courions. Que nous nous enfuyions de pères abusifs, de mecs dans la rue et même des propos blessants qui restaient gravés dans nos têtes. »

Au collège, elle s’inspire de cours censés révéler aux enfants leurs aptitudes au business pour vendre de l’herbe et se faire du fric. Effrayée par son père qui boit comme un trou et se promène dans la maison avec des flingues, frappée aussi par le mec qui dirige son programme de « réhab » après sa troisième exclusion pour consommation de drogues et d’alcool, Hanna entretient des relations plus que compliquées avec la gent masculine. Lorsqu’elle entre à l’Université d’Olympia pour étudier la photographie, inspirée par Cindy Sherman, Hanna commence le spoken word. S’exprime sur le sexisme et les violences faites aux femmes. L’écrivaine Kathy Acker lui conseille d’arrêter la poésie et de fonder un groupe pour être entendue. Les deux premiers (Amy Carter et Viva Knievel) ne donnent rien. Le troisième s’appelle Bikini Kill.

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A l’époque, Anita Hill affirme devant le Sénat que Clarence Thomas, juge à la Cour suprême des Etats-Unis l’a harcelée sexuellement alors qu’il était son superviseur. Le féminisme électrise l’air du temps. Deux bouquins fondamentaux sortent de presse: Backlash de Susan Faludi, et le controversé Sexual Personae de Camille Paglia. Le premier, sous-titré The Undeclared War Against American Women, exerce un impact considérable sur les études de genres et dénonce la guerre réactionnaire engagée contre les acquis du féminisme. Le second, refusé dans un premier temps par sept éditeurs new-yorkais majeurs, est une étude critique de la sexualité humaine représentée dans l’art occidental.

Women only

On est en 1991. L7, qui n’a pas encore sorti son premier véritable album, crée le Rock For Choice. Une association qui organise des concerts caritatifs pour soutenir les droits des femmes à l’avortement et la mise en place d’un suivi médical sérieux. A Reading, Donita Sparks, excédée par les réactions machistes d’une partie du public, va jusqu’à jeter son tampon usagé dans la foule. On parle d’un temps où les hôpitaux et les médecins qui acceptent de pratiquer l’IVG sont attaqués. Un temps où les adolescentes n’ont pas toujours le droit à des équipes de sports à l’école (elles sont réservées aux mecs) et où elles apprennent en classe, pendant que les garçons sont invités à aller jouer dans la cour, comment réagir si elles sont victimes d’une tentative de viol…

Dans l’ADN de Kathleen, il y a aussi du Slits, du Raincoats, du Lydia Lunch et du Joan Jett… En Tobi Vail, qui a lancé le zine féministe Jigsaw, elle a trouvé l’alliée parfaite. Les Bikini Kill font leur trou mais n’ont pas un rond. Un temps, fauchée comme les blés, Hanna a travaillé comme strip-teaseuse. Et pas dans le but d’une étude sociologique. « C’était un boulot de merde, déclare-t-elle dans le Guardian. Ça m’a beaucoup blessée quand certains l’ont perçu comme une position féministe. Je ne l’ai jamais abordé comme ça (…). Je veux que les gens sachent que c’est un taf dégradant. Et qu’il y avait là des femmes deux fois plus vieilles que moi, cherchant à payer la scolarité de leurs gosses…  »

Consciente que les tatouées, à l’époque, ne sont jamais embauchées comme strip-teaseuses, Kathleen se fait dessiner la peau pour sortir du milieu -un milieu qu’elle réintégrera toutefois brièvement à force de persuasion, et ce pour réparer son van et partir en tournée en Angleterre.

Quand elles ne donnent pas des concerts « women only », les Bikini Kill invitent les femmes à s’agglutiner au pied de la scène. Si les mecs leur gueulent de la fermer et de se foutre à poil, les filles leur racontent soir après soir leurs histoires personnelles de viols et de violences.

Kathleen Hanna
Kathleen Hanna© Getty Images

Pro-choix

Avant Bikini Kill le groupe, avec Vail et les filles de Bratmobile, Hanna a d’abord créé Bikini Kill le fanzine. « The Future of rock belongs to women », déclare Kurt Cobain dans ses pages. Cobain leur est intimement lié. La batteuse Tobi est sortie avec lui pendant deux ans avant de le plaquer et a d’ailleurs inspiré la moitié de Nevermind. C’est par ailleurs Kathleen Hanna qui souffle sans le vouloir à Nirvana le titre de son hymne en taguant « Kurt Smells Like Teen Spirit » sur l’un des murs de l’icône en devenir. Le Teen Spirit étant, pour la petite histoire, un déodorant bon marché pour jeunes femmes.

Revancharde, la veuve Cobain, qui a un jour collé une droite à Hanna, nie jusqu’à l’existence des Riot Grrrls. « Quel mouvement? Il doit y avoir sept Riot Grrrls dans le monde entier à tout casser. Et puis, faire du boucan et affirmer: « C’est de la musique, si ça vous plaît pas, allez-vous faire foutre, je suis une fille », c’est léger… »

Les Bikini Kill et la plupart des Riot Grrrls de manière générale n’ont pas écoulé des camions de disques et restent avant tout un phénomène américain. Grande gueule aux airs vulnérables qui s’est toujours considérée moins comme une icône que comme une travailleuse sociale (étrangement elle parle d’elle comme d’une Forrest Gump au féminin), Kathleen Hanna n’en est pas moins une des rares voix à encore mêler la politique à la musique. Une figure fondamentale du féminisme et de la contestation dans le rock. Lucide, elle sait que le mouvement Riot Grrrl était avant tout un phénomène blanc punk middle class et regrette de ne pas s’être davantage tournée vers la population de couleur. Mais encore aujourd’hui, en interview, elle n’hésite pas à parler de son propre avortement, espérant qu’il encourage d’autres femmes à évoquer ouvertement le sujet. « C’est l’une des premières choses que j’ai faites moi-même. J’ai bossé dans un McDonald, gagné l’argent dont j’avais besoin et je l’ai fait. Je suis irrésistiblement attachée au pro-choix (cette idée que les femmes doivent posséder le contrôle de leur grossesse et de leur fertilité, ndlr). Je ne serais pas ici en train de discuter avec vous si j’avais eu un mioche à quinze piges », déclarait-elle encore récemment à un journaliste anglais.

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A la fin des années 90, alors que Bikini Kill se sépare en bons termes, Hanna fonde Le Tigre avec la créatrice de fanzines Johanna Fateman et la réalisatrice Sadie Benning. Un trio plus électro que punk, dans la veine de son projet solo Julie Ruin. « Je voulais écrire des chansons sur lesquelles les enfants auraient envie de danser dans leur chambre, comme je le faisais sur Pretty Woman. » Le tout sur fond de problématiques comme le harcèlement de rues…

En 2005, rattrapée par de gros problèmes de santé, Kathleen met la bête en cage et l’aventure en suspens après avoir sorti trois albums. La femme du Beastie Boy Adam Horovitz souffre de la maladie de Lyme (une infection bactérienne qui s’attaque aux organes et peut provoquer de lourds handicaps physiques et mentaux). Elle joue alors les bénévoles, donne des cours d’art à la NYU’s Grad School et étudie le design d’intérieur avant de relancer, en groupe cette fois, Julie Ruin, un disque à l’appui. Il y a quelques mois, toujours minée par ses tracas physiques, elle annule cependant sa tournée de cet été…

De Beth Ditto, la chanteuse de Gossip, lesbienne XXL qui milite pour les droits homosexuels, aux Pussy Riot emprisonnées par Poutine, en passant par toute une génération de rockeuses sauvages plus ou moins engagées (Peaches, Karen O…), l’héritage des Bikini Kill et des Riot Grrrls restera fondamental. Un documentaire, The Punk Singer de Sini Anderson, présenté l’an dernier à South by Southwest, raconte amoureusement la vie aussi remplie qu’engagée de Kathleen Hanna.

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Les Monologues du vagin

DE EVE ENSLER, 1996

Voix de femme (5/7): Kathleen Hanna, jeune femme en colère

« Je dis VAGIN parce que je crois que ce qu’on ne dit pas devient un secret, et dans les secrets, souvent, s’enracinent la honte, la peur et les mythes. Je le dis parce que je veux un jour arriver à le dire sans gêne, sans honte et sans culpabilité. Je dis VAGIN parce que j’ai lu les statistiques: partout dans le monde les vagins endurent des mauvais traitements -500.000 femmes violées chaque année aux seuls Etats-Unis, 100.000.000 de femmes dans le monde ayant subi des mutilations génitales, violences sexuelles contre des petites filles, persécution des lesbiennes, harcèlement sexuel, terrorisme à l’encontre de la liberté de reproduction, et ainsi de suite… »

Ça restera un phénomène culturel. L’une des oeuvres les plus marquantes des années 90. Et pas seulement pour les féministes. Succès à Broadway puis dans le monde entier (la pièce a été traduite en une cinquantaine de langues et interprétée dans plus de 130 pays), Les Monologues du vagin, pièce libératrice et jouissive, fait tomber l’un des derniers tabous, celui de la sexualité féminine, et donne la parole aux minous, aux foufounes, aux pioupious, aux nénettes pour mieux raconter leurs propriétaires. Partager leurs fantasmes et craintes les plus intimes. Ce qu’elles subissent, ce qu’elles endurent, ce qu’elles pensent. Ce qu’elles sont aussi…

Pour lire et écrire sur les lèvres, la dramaturge américaine Eve Ensler a récolté les témoignages de plus de 200 femmes. Mamans, enfants, PDG, dactylos, prostituées, Asiatiques, Bosniaques… Des entretiens qu’elle a compilés pour mieux parler avec force et subtilité, sérieux et humour, tendresse et impertinence, de protections hygiéniques, d’inondation, d’accouchement, d’odeurs, de poils, de rendez-vous chez le gynécologue, de viol et d’excision… Le vagin, outil de responsabilisation de la femme et ultime incarnation de l’individualité.

« A l’origine célébration du vagin et de la féminité, la pièce est devenue un mouvement pour stopper les violences faites aux femmes », remarquait déjà Ensler en 1998. C’est que l’argent rapporté par ses Monologues lui a permis de créer la fondation V Day, association engagée dans la défense des femmes victimes de violences. L’an dernier, l’infatigable activiste a encore mis sur pied l’événement One Billion Rising, invitant les citoyens du monde à danser pour y mettre fin.

Si en 2004, les autorités chinoises ont interdit des représentations de la pièce à Shanghai et à Pékin, en 2012, neuf eurodéputées issues des quatre principaux groupes politiques confondus l’ont interprétée pour dénoncer des chiffres effarants: une femme sur trois dans le monde, selon l’ONU, sera violée, battue, tuée ou victime d’inceste au cours de sa vie… « Le patriarcat est un problème global. Cette cause transcende les religions, les classes sociales, les frontières. Ceux qui participent en ont marre, ils veulent que cela s’arrête, ils veulent l’égalité », déclarait récemment Ensler dans Elle. « Probablement la pièce de théâtre politique la plus importante de sa décennie », résumait en son temps le New York Times.

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REPÈRES

1990 Dépénalisation de l’avortementen Belgique. Tour de passe-passe de Baudouin, catho convaincu, qui abdique pour 36 heures afin de ne pas signer le texte.

1990 En France, la Cour de cassation reconnaît le viol entre époux.

1991 Edith Cresson remplace Michel Rocard et devient la première femmeà la tête du gouvernement français. Elle n’y restera que dix mois.

1993 Un Conseil pour l’Égalité des chances est créé au fédéral et poursuit le travail de la Commission pour l’Emploi des femmes.

1994 La loi Smet-Tobback impose aux partis de confier au minimum un tiers des places de leurs listes aux femmes. Et ce à tous les niveaux électoraux.

1995 Croisade conservatrice contre les droits sexuels à la Conférence de l’ONU consacrée aux femmes. Les États catholiques et musulmans dénoncent, séparément, l’égalité des sexes.

1995 Première femme Ministre de l’Égalité des chances au gouvernement flamand.

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