Voix de femme (2/7): Janis Joplin, cry baby

Janis Joplin, au Newport Folk Festival en juillet 1968. © Getty Images/David Gahr
Julien Broquet
Julien Broquet Journaliste musique et télé

Partie comme eux à 27 ans, Janis Joplin, la plus grande chanteuse blanche de blues, a vécu dans les sixties le sexe, les drogues et la tumultueuse histoire du rock’n’roll aussi intensément que Jimi Hendrix et Jim Morrison, bousculé la norme et mélangé les genres. Piece of her heart…

À L’OCCASION DE LA JOURNÉE INTERNATIONALE DES DROITS DES FEMMES, NOUS REMONTONS LE FLEUVE DE L’ÉMANCIPATION FÉMININE À TRAVERS LE PORTRAIT DE CHANTEUSES, UNE PAR DÉCENNIE, QUI ONT FAIT AVANCER LA CAUSE. DEUXIÈME ESCALE: LES ANNÉES 60 AVEC JANIS JOPLIN.

Voix de femme (2/7): Janis Joplin, cry baby

Vent de la contestation, souffle du changement… Dès le début des années 60, les femmes commencent doucement à s’affirmer et s’émanciper. Même les publicistes de chez Moulinex l’ont compris. L’épouse modèle, fée du logis et mère attentionnée (1959), se transforme en femme active se libérant des obligations ménagères (1962). La cuisinière arrache son tablier, laisse apparaître la séductrice et célèbre de ses bras en V la victoire promise. « Moulinex libère la femme! »

Pendant les sixties, l’image, le rôle et la place de la rockeuse évoluent au même rythme que ceux des femmes dans la société. Bien sûr, il y a les potiches. Les marionnettes manipulées par des producteurs tout-puissants et sans scrupules. Mais les girl groups, pourtant aux mains des Phil Spector et autres figures despotiques à l’oreille fine, symbolisent une phase cruciale dans le réveil des femmes. Soumises et dociles pour quelques belles robes et jolis cailloux, les Ronnie Spector, Diana Ross et Tina Turner, revanchardes, sont des bombes à retardement de la liberté féministe. Elles côtoient des femmes fortes aux revendications parfois féministes et plus radicales. Beautés revêches à la Marianne Faithfull, tempéraments virulents à la Aretha franklin ou ex-mannequins à la personnalité tapageuse et provocatrice telle Grace Slick du Jefferson Airplane.

Si en Angleterre, les Beatles ne lui laissent que des miettes, en France, la gent féminine se plie à cette même dichotomie. Les gentilles petites filles (France Gall, Sylvie Vartan) contrôlées par leur producteur dans un coin. Les Brigitte Fontaine, Anna Karina et Valérie Lagrange, l’esprit de 68 et son féminisme dans l’autre.

Née à Port Arthur, ville de raffinage, sur les berges du lac Sabine, au sud-est du Texas, bref au coeur d’une Amérique blanche, rugueuse et conservatrice, le 19 janvier 1943, Janis grandit comme toutes les gamines de son âge. Elle fréquente avec application l’école et la messe. Joue au bridge et dévore des livres. Son père est cadre de la compagnie pétrolière Texaco. Sa mère responsable du registre des étudiants dans une école de commerce. Une famille ordinaire, austère et dévote.

Joplin chante alors dans la chorale de l’église et par-dessus les morceaux qu’elle entend à la radio. Assez rapidement, elle apparaît comme marginale, rejetée et mal dans sa peau. Mais avec sa clique du Little Theater de Port Arthur, elle commence dès l’adolescence à poser un regard critique sur la société conformiste, violente, injuste et hypocrite qui l’entoure. Prône l’intégration des Noirs dans une Amérique raciste… Pour affirmer sa singularité, elle se met à corser son vocabulaire. A s’habiller comme un mec. Les critiques, les railleries, les vexations et les humiliations s’accumulent.

Complexée par son physique, elle trouve refuge dans la poésie, Kerouac, la Beat Generation et la musique d’un Leadbelly ou d’une Bessie Smith qui la fascine. Smith, les tenues excentriques, la bouteille de gin obligatoire avant de chanter dans les bars à putes, cette manière si brutale de raconter le quotidien des femmes dans des chansons engagées et crues… Une idole, un modèle même avec qui elle partagera un goût immodéré pour la fête et la gnôle. Bisexualité, style de vie dépravé et cran à toute épreuve.

Janis Joplin, Port Arthur, Texas, 1969.
Janis Joplin, Port Arthur, Texas, 1969.

La mort dans la peau

En 1960, Janis Joplin quitte la maison sans bagages pour s’installer brièvement à Houston. Elle fait ses premières gammes dans le folk, s’accompagne d’une guitare ou d’une autoharpe et se produit dans des coffee-houses ou des bars en échange de quelques bières. Un événement la marque à tout jamais alors qu’elle étudie les Beaux-Arts à l’université d’Austin. Deux étudiants qu’elle raillait se démerdent pour lui attribuer le titre de « garçon le plus moche du campus ». Une blague particulièrement cruelle (et relayée par la presse locale) qui la traumatisera et la poussera à s’exiler en Californie. « Tout le monde me rejetait, déclarera-t-elle. La ville, la fac, le Texas tout entier. »

Pour se consoler, elle multiplie les conquêtes masculines et trouve du réconfort dans la compagnie des femmes. Après avoir récolté assez de fric pour se payer le voyage en… autostop, elle quitte son Texas natal direction San Francisco en 1963. Amitié avec David Crosby, découverte du milieu lesbien. Sorte de Pete Doherty au féminin avant l’heure, elle goûte à tout ce qui lui passe sous le nez et boit de plus en plus. Accro à l’alcool, aux amphétamines et bientôt à l’héroïne, elle est déjà en sursis alors que sa carrière a à peine débuté.

Armée du Salut, petits boulots, dépression nerveuse… Joplin rentre à Austin, où elle envisage de s’unir aux 13th Floor Elevators, pour tenter de décrocher. La Californie la rappelle. Chet Helms, une vieille connaissance, lui propose une audition pour un groupe de blues rock psychédélique local. Big Brother and The Holding Company est banal pour son époque. Mais Janis Joplin, de sa voix exceptionnelle, lui offre une vraie personnalité. On est au printemps 1966. La chanson de Nancy Sinatra, These Boots Are Made for Walking, véritable hymne de l’émancipation, met en avant les bottes, un symbole fort de la féminité. Le mari infidèle n’arrache plus les larmes à sa femme mais réveille chez elle l’instinct de mutinerie. Nancy marche sur le mâle et piétine sa virilité… La société est prête.

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Après un enregistrement à la va-vite, le groupe se produit au Monterey Pop avec Jimi Hendrix, le Jefferson Airplane et Otis Redding. Joplin y affiche l’intensité et la crudité d’une chanteuse de blues primitive. Janis n’est pas juste une admiratrice de Bessie Smith (elle a payé elle-même la stèle sur la tombe jusque-là anonyme de la chanteuse). Elle s’intéresse aussi à la mère du genre Ma Rainey. A toutes ces femmes qui se comportent comme des hommes dans leur combat quotidien pour la scène qu’elles doivent disputer à leurs homologues masculins.

Si tout Big Brother signe chez Columbia, Cheap Thrills, enregistré en concert, est avant tout considéré comme un album de Janis. Il reste durant huit semaines n°1 et s’écoule dès le premier mois à un million d’exemplaires. Dès la fin 68, elle se produit avec son Kozmic Blues Band. Un groupe de pur soul rhythm’n’blues avec lequel elle enregistrera un disque.

Une féministe qui s’ignore

Joan Baez, le pendant féminin de Bob Dylan, incarne toutes les causes de la gauche américaine, et avec Judy Collins et Joni Mitchell, propose une figure féminine adulte, militante, cultivée qui impose dans le folk sa différence. Janis Joplin, féministe qui s’ignore, ouvre, elle, les portes du rock aux femmes. Au début des années 60, celles-ci sont encore considérées comme des citoyen(ne)s de seconde zone. Elles n’ont pas les mêmes droits que les hommes et sont cantonnées à des boulots de secrétaire, d’assistante, de réceptionniste. Dans La Femme mystifiée (1963), classique de la littérature féministe, critique radicale de la condition faite à la femme dans la société de consommation, Betty Friedan s’oppose au fait que son rôle au sein de la société se limite à sa vie maritale et maternelle. Selon elle, la femme, qui vit dans « un camp de concentration confortable », est engluée dans de fausses valeurs, ce qui l’empêche de s’épanouir autrement qu’à travers son rôle de mère et d’épouse.

Joplin est fan d’Isadora Duncan. Une danseuse native de San Francisco qui révolutionna le monde de la danse au début du XXe siècle, la première femme à danser pieds nus et à refuser le port du tutu. Mais le tatouage qui orne le poignet de Janis à une époque où peu de filles se font dessiner sur la peau, a fortiori en des endroits visibles, a beau être devenu un symbole de la libération féminine, « elle se montrera toujours circonspecte à l’égard des ligues féministes, écrit dans sa biographie Jean-Yves Reuzeau. Craignant, une fois la notoriété venue, d’être récupérée et de devenir le porte-étendard caricatural des organisations lesbiennes radicales. »

« Saute dans un avion dès demain et va trouver ce salopard pour bien lui préciser que Janis s’est tapée au bas mot 2000 mecs (parmi lesquels Hendrix, Morrison, Cohen, ndlr) durant sa courte vie, pour à peine une petite centaine de nanas », lancera-t-elle à un pote suite à la publication d’un article la présentant comme lesbienne et porte-parole de la cause féministe. Janis pourtant bouscule les normes relatives aux genres. Elle porte rarement du maquillage et un soutien-gorge. Accorde bien peu d’importance à ses cheveux. Opte souvent pour des vêtements d’homme. Picole et fume abondamment en public.

Drinks Are On Pearl

Le sexe, la drogue et le rock’n’roll, elle les connaît aussi bien que ses homologues masculins… « Joplin a révolutionné le rôle de la femme dans la musique populaire. Se posant en égal des hommes que ce soit dans ses performances musicales ou sa sexualité libérée. Son influence s’étendant à travers sa musique aux banlieues d’Amérique pour remettre en cause des notions préconçues de la condition féminine », explique dans un essai Elise Morgan. Et de poursuivre: « Joplin était une femme dans une culture sexiste dominée par des hommes. Le rock était alors encore écrit et joué presque entièrement par des mecs avec des paroles qui presque universellement dépeignaient les femmes comme des objets.  »

One Night Stand, A Woman Left Lonely, Women Is Losers… Plusieurs des chansons chantées par Janis parlent de liberté sexuelle, d’oppression féminine et véhiculent des messages féministes. Ambassadrice du vestiaire flower power au rire bruyant, JJ, qui a développé elle-même son identité, celle de la chanteuse de blues blanche, démontre qu’une fille dans la musique peut sonner autrement que jolie. Elle installe une façon rageuse et déglinguée de s’exprimer au féminin. Est aussi arrangeuse, peintre, danseuse, musicienne.

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« Elle reste une interprète d’exception mais pas une créatrice, note Michka Assayas dans son Dictionnaire du rock. Sa légende tient surtout à l’authenticité de son personnage, à côté duquel toutes les chanteuses de la pop musique d’alors semblent pâles et conventionnelles. Sans doute n’a-t-elle entraîné aucune révolution musicale. Mais le simple fait d’être femme, seule et désespérée, et de le chanter sans pudeur ni tabou, avec toute la violence et l’obscénité dont une Blanche pouvait être capable, a été en soi une révolution dont les effets continuent à se faire sentir. »

Après un concert laborieux à Woodstock où, bouffie, défoncée, elle peine à tenir debout à l’été 1969, Janis Joplin entre en studio en 1970 à Los Angeles avec un nouveau groupe, le Full Tilt Boogie Band. Le 3 octobre, il termine l’enregistrement instrumental de Buried Alive in The Blues sur laquelle la chanteuse doit encore poser sa voix. Elle ne le fera jamais. Janis est retrouvée morte le lendemain dans sa chambre du Landmark Hotel. Diagnostic: une overdose d’héroïne, même si aucune seringue n’est retrouvée sur place. La défunte laisse un chèque de 2500 dollars à ses potes pour une grosse fiesta avec pour mention sur le carton d’invitation: « Drinks Are On Pearl » (Les boissons sont offertes par Pearl). Son surnom et le titre de l’album posthume qui sortira quelques mois plus tard. De quoi respecter jusqu’au bout son exigence absolue d’anticonformisme…

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JANIS JOPLIN, DE JEAN-YVES REUZEAU, ÉDITIONS FLAMMARION.

Barbarella

DE JEAN-CLAUDE FOREST, 1962

Voix de femme (2/7): Janis Joplin, cry baby

Elle a fait l’objet de quatre albums, a anticipé la révolution sexuelle et a été chantée par Gainsbourg dans Qui est in qui est out? Jusqu’en 1970, le gouvernement français a interdit d’en faire la publicité et de la vendre aux mineurs. Et aujourd’hui, après un projet de remake par Robert Rodriguez et Robert Luketic, Nicolas Winding Refn, le réalisateur danois de Drive, serait sur le point de l’adapter en série. Le cheveu long et blond, la combinaison moulante et sexy, Barbarella est à l’origine une héroïne de bande dessinée qui fuit la Terre pour oublier un terrible chagrin d’amour. Une pulpeuse et curieuse créature plongée dans un univers science-fictionnel débridé.

Imaginée par Jean-Claude Forest, elle apparaît au printemps 1962 dans les cases de V Magazine. Son éditeur (Georges Gallet), créateur du Rayon Fantastique, veut une Tarzan au féminin, Tarzella, mais l’idée ne séduit pas particulièrement l’auteur. Forte et indépendante, Barbarella va devenir l’une des premières vraies héroïnes de la BD adulte francophone. Au début du siècle, les filles dans la bande dessinée européenne sont des gamines plus ou moins délurées comme Lili et Bécassine. Barbarella, elle, a un corps et des envies de femme. Elle entretient des rapports privilégiés et intimes avec des personnages improbables comme un ange aveugle ou un robot. Le premier album (1964) se frotte à la censure, loin de succomber aux charmes trop apparents de la jeune femme. La super-héroïne doit se rhabiller. Des sous-vêtements viendront masquer sa belle nudité.

Pour son créateur, Barbarella incarne la femme moderne à l’ère de la libération sexuelle. « Barbarella est une fille libre, sauvage, indépendante, explique Forest en 1968. Ce n’est pas une suffragette pour autant, ni un gendarme. Elle reste très féminine et a le privilège de pouvoir se contredire à l’occasion. Ce n’est pas une vamp, mais une antivamp. D’ailleurs, je déteste les pin-up. Pour moi, Barbarella est un type de femme qui a toujours existé. Contrairement à ce que l’on raconte, elle n’est absolument pas scandaleuse. »

Barbarella utilise sa sexualité mais n’est ni un prédateur ni une victime. A une époque où la révolution sexuelle est en marche, V Magazine raconte des histoires emmenées par de vraies femmes et non de simples potiches. Et dans ce contexte, Forest intellectualise et féminise ses héroïnes. Que ce soit avec Bébé Cyanure, Hypocrite, Barbarella ou sa soeur cadette, Marie Mathématique, jeune fille de 16 ans dans le Paris de 2830 créée pour de courtes séquences d’animation sur des musiques de Gainsbarre (son rire est celui de France Gall, les épisodes sont présentés par des icônes de l’époque comme Chantal Goya ou Marie-France Pisier).

En 1968, Barbarella fait inévitablement son apparition au cinéma dans un costume de Paco Rabanne et un film dirigé par Roger Vadim. Inspirée par son ex-femme Brigitte Bardot, elle est incarnée par sa nouvelle conquête Jane Fonda, période antérévolutionnaire. Forest signe la plupart des décors. David Gilmour de Pink Floyd participe à la musique. Et la dulcinée de Keith Richards, Anita Pallenberg, incarne la reine noire. Un film bien ancré dans son époque pour une icône pop aujourd’hui kitsch et culte…

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REPÈRES

1962 Création du premier centre de planning familial en Belgique francophone.

1963 La loi sur l’égalité des salaires (Equal Pay Act) est votée aux Etats-Unis.

1965 Marguerite de Riemaecker, ministre de la famille et du logement,devient la première femme au gouvernement belge.

1966 3000 ouvrières de la Fabrique nationale d’armes à Herstal réclament un salaire égal à travail égal.

1966 Betty Friedan fonde l’Organisation nationale des femmes.

1967 La pilule fait la couverture du Time Magazine.

1967 Naissance du Women’s Liberation Movement aux USA. Il lutte pourl’avortement et l’égalité des sexesdans les milieux professionnels.

1968 Une hôtesse de l’air attaque Sabena en justice pour discriminationsexuelle. Les femmes doivent y prendre leur retraite à 40 ans.

1968 Les manifs de mai et juin en France bousculent la société traditionnelle.

1969 La loi interdit en Belgique aux employeurs de renvoyer les femmes pour cause de grossesse ou de mariage.

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