Visite chez Dan Carey, le producteur qui a découvert Kate Tempest et Black Midi
Producteur en vue (Kate Tempest, Fontaines D.C., Black Midi…) et patron de Speedy Wunderground, label défricheur spécialisé dans le 45 tours, Dan Carey ouvre les portes de son studio londonien. Rencontre avec le grand manitou du rock de l’autre côté de la Manche.
Magasins fermés, prostituées sur le pavé… Dans les années 80, Streatham avait perdu son mojo et traînait derrière lui une jolie petite réputation criminelle. Aujourd’hui, l’ambiance semble plutôt paisible dans ce quartier londonien au sud de Brixton et de la Tamise. C’est dans une petite rue calme près de l’artère principale que se cache le studio du producteur Dan Carey et de son micro label Speedy Wunderground. Dans la vitrine, en façade: un vélo, un ventilateur et du courrier. À gauche une petite allée emmurée dans laquelle il faut s’aventurer pour pénétrer dans l’antre du producteur le plus en vue de l’année. The Book of Traps and Lessons de Kate Tempest (avec l’aide de la légende Rick Rubin), Dogrel de Fontaines D.C., Schlagenheim de Black Midi. Carey a produit trois des plus gros succès indé des douze mois écoulés. Il est aussi l’homme de l’ombre derrière l’énorme Tainted Lunch de Warmduscher. Celui qui a dévoilé les talents jeunes et bruts de Black Country, New Road (lire aussi notre interview) et de Squid. Le son de 2019. De 2020 sans doute aussi. Tout ce qu’il y a de plus excitant de l’autre côté de la Manche semble passer entre les mains de ce jeune quinquagénaire aux doigts d’argent et à l’oreille en or.
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Accueil simple, personnage affable, regard perçant. La porte d’entrée donne sur un petit hall où l’on aperçoit les chaussures de toute la famille. L’escalier monte à la partie habitation. Le studio est au rez-de-chaussée. « J’aime travailler à la maison. Avant, on habitait Brixton. Mais la musique avait mangé trop de place sur l’espace de vie. Ça m’a pris du temps de trouver cette bâtisse. Je tenais à enregistrer dans une seule pièce. Je n’aime pas trop les control rooms, le boulot derrière une fenêtre. »
Au beau milieu des instruments et des machines surgissent une tête de taureau, une lampe en bois qui forme le C de chaos et quelques bouquins. La monographie Man Machine du pionnier allemand de l’infographie Fritz Kahn, Sometimes I Think, Sometimes I Am de l’illustratrice Sara Fanelli ou encore Surrealism in Belgium: The Discreet Charm of the Bourgeoisie… Il y a aussi un poster de King Tubby (un de ses producteurs préférés avec Carl Craig et DJ Premier), le panier du chien et beaucoup de tasses de café. Dan Carey est un homme occupé. Fin novembre, il finit le nouvel album des Goat Girl. « On bosse dessus depuis un mois. J’en suis au mixage. Je suis vraiment heureux du résultat. C’est différent du précédent. Un peu plus électronique. » Il vient aussi d’enregistrer un EP avec leur pote Sinead O’Brien. O’Brien travaille pour la designer Vivienne Westwood, l’enfant terrible de la mode, l’ex-binôme de Malcolm McLaren à qui l’ont doit la boutique punk SEX et quelques accoutrements des Pistols… À Paris où elle a travaillé pendant cinq mois chez Dior, O’Brien a commencé à observer ce que les gens portaient, leurs habitudes et attitudes. « Elle s’asseyait dans des endroits publics et prenait des notes. Quand elle est rentrée, qu’elle a montré ce qu’elle avait écrit, quelqu’un lui a dit: « C’est génial, c’est de la poésie. » Elle a participé à une nuit de déclamation mais voulait de la musique pendant sa lecture. » Dan aime sa voix, son phrasé. Ni vraiment du chant, ni vraiment du rap ou du spoken word. L’Anglais apprécie la nouveauté, l’indéfinissable, le non-identifié. C’est même d’une certaine manière devenu sa marque de fabrique.
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Emiliana Torrini et Kylie Minogue
Daniel De Mussenden Carey voit le jour à Londres le 24 décembre 1969. « D’après mes parents, j’ai toujours été obsédé par la musique. Ils prétendent que je n’arrêtais pas de pointer la platine du doigt avant même de savoir parler. Ma mère écoutait un tas de choses. J’avais un faible pour Schubert, Jimi Hendrix et la musique psychédélique… » Lorsqu’un oncle musicien vient s’installer à côté de la maison familiale, le petit Daniel découvre la guitare. Il se fait porter pâle pour échapper à l’école et passe ses journées chez tonton qui compose pour le cinéma et la télévision. « J’ai vite été accro. À la guitare, oui, mais aussi au processus d’enregistrement. » Le gamin a des groupes mais dès qu’il est question de faire un disque, il veut en être le producteur. Donner les ordres, diriger les opérations. Il s’écarte du rock quand il découvre les samplers, le hip-hop. Un pote l’introduit à la techno. « Il dirigeait un club et n’arrêtait pas de me répéter que j’étais en train de tout rater. J’ai fini par craquer. J’ai eu une révélation et je ne me suis consacré qu’à l’électronique pendant quelques années. »
Quand il se réconcilie avec la guitare, Carey se met à combiner les deux, à composer des pistes électroniques avec quelques grattes et des vraies batteries. Virgin lui propose un contrat. C’est la mode des producteurs artistes. Tous les labels veulent leur Zero 7. « Je pense à Air aussi. Ces trucs atmosphériques, downtempo… J’ai signé un deal intéressant et j’ai reçu une bonne avance. J’ai pu construire mon propre studio et j’ai sorti un disque. » L’idée étant de multiplier les featurings pour les voix, il rencontre notamment la chanteuse Sia. « Elle m’a dit: « Tu ne prends pas les choses par le bon bout. Je pourrais travailler avec toi de la même manière. Mais à la fin de la journée, je partirais avec la chanson. Et le lendemain tu ferais ça avec quelqu’un d’autre. C’est un boulot. On appelle ça producteur. »«
Le premier album important dans la carrière de Mister Dan est de son propre aveu le tout beau tout doux Fisherman’s Woman (2005) de l’Islandaise Emiliana Torrini. « J’avais déjà bossé sur des disques. Mais c’est le premier que j’ai été invité à faire sonner comme je voulais. Et très délibérément, j’ai cherché une certaine ambiance. Quand on s’est rencontrés, Emiliana et moi n’avons quasiment pas créé de musique. Elle vivait des moments difficiles. Son petit ami venait de mourir dans un accident de voiture. On a beaucoup parlé. Après six mois, on nous est un peu tombés dessus: « Mais quoi? Vous n’avez encore rien fait? » Tout est arrivé d’un coup. »
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Torrini, à l’époque, n’a pas encore signé avec Rough Trade. Les labels lui courent après. Et Parlophone, qui fait partie de la meute, souffle l’idée d’écrire un morceau pour Kylie Minogue. Slow terminera notamment en tête des charts au Royaume-Uni, en Espagne et en Australie. « Ça m’a permis de comprendre que je pouvais, aussi, produire des disques pop même si je n’y connaissais pas grand-chose. Je ne savais rien de ce genre de tubes pour la radio. Ça m’a ouvert pas mal de portes. »
Carey commence ensuite à collaborer avec des groupes. Anecdotique dans le parcours d’un producteur. Mais pas quand on l’entend évoquer les particularités de la tâche. Parler de dynamique collective et de sa gestion. Franz Ferdinand, The Kills ou encore Django Django sont passés entre ses mains expertes. « J’ai vraiment appris à faire face à toute la complexité de la chose. Un groupe, c’est souvent du conflit. Et opposer quatre ou cinq personnes qui ont des avis divergents est destructeur. J’essaie de faire en sorte qu’elles travaillent ensemble. Ça arrive parfois de manière naturelle. Mais généralement, plus les gens se connaissent depuis longtemps, plus c’est tendu. »
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Team building
Le Britannique parle des vertus de l’obstacle. Il se souvient avoir enregistré des voix à travers un mégaphone accroché à une voiture en mouvement la nuit dans Brixton (une autre la suivait avec les micros) en compagnie du groupe Radar. Ils ont même été arrêtés par la police. « Des tensions régnaient et ça a vraiment resserré les liens. C’était presque un exercice de team building involontaire. J’avais rêvé d’un certain écho… » Quel est son rôle lors de l’enregistrement? Comment perçoit-il son boulot? Comment définit-il sa fonction? Carey a du recul et lève sans cachotterie le voile sur ses méthodes. « Souvent, le producteur essaie de donner vie à ce qui trotte dans la tête de l’artiste, à ce que ce dernier entend. Une idée du son, un feeling. Mais certains musiciens arrivent avec une chanson sans savoir du tout comment elle doit sonner. Il s’agit donc d’inventer un monde dans lequel elle peut exister. Certains morceaux sont brillants musicalement et en termes d’écriture, mais n’ont pas de style. Je viens leur en donner un. J’aide les groupes à le trouver. » Sans qu’ils se ressemblent malgré son identité. « J’ai juste un son, une espèce de cachet, un truc que les gens peuvent reconnaître. Il y a un style à l’électronique qui me parle ou dans ma manière d’enregistrer les batteries. Parfois, on m’envoie un message: « J’ai reconnu en deux secondes à la radio un morceau sur lequel tu as bossé. » »
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Carey aime enregistrer cinq ou six chansons à la suite. Sans s’arrêter. Sans parler. Il a fonctionné de la sorte avec Fontaines D.C. et Warmduscher notamment… « S’il y en a un qui foire, on reprend tout depuis le début. Même si c’est au dernier moment de la dernière chanson. Tant pis. Tout est perdu. Cette pression crée une énergie, une électricité, une urgence, une tension. Je ne travaille pas avec des bandes pour des raisons romantiques ou nostalgiques. Quand c’est fini, je les rentre dans l’ordi et on continue. J’assure encore un boulot d’édition. Mais ça amène une certaine atmosphère. »
Le producteur ne bosse quasiment plus que dans son studio aujourd’hui. Il a des lasers, une machine à fumée et enregistre parfois dans l’obscurité. « Ce qu’il y a de particulier ici, c’est que tout est tout le temps connecté. Tu ne dois pas attendre que je fasse 28.000 réglages. Ça participe à la spontanéité. Quand les idées germent, elles ne restent pas bien longtemps dans leur forme originale. Elle s’enfuient, disparaissent ou se solidifient. Je ne dis pas que c’est moins bien. Parfois, il est préférable de réfléchir. Mais une bonne partie de ma production ne relève pas tant du son, de sa qualité que du flux de travail. »
250 exemplaires
« Le petit personnage, c’est censé être moi à la fin de la journée« , sourit-il. Accroché au mur, à l’entrée du studio, trône le logo de Speedy Wunderground, le label que Dan Carey a fondé en 2013. À l’époque, Dan a un plan en dix points pour son projet. Il produira tous les disques. Tous les enregistrements auront lieu dans son studio. En un jour. Ils devront être finis avant minuit. Mixage le lendemain. En une seule journée aussi… « Je ne sais pas si c’est dû à un manque de spontanéité de l’industrie, mais j’avais vécu des expériences un peu étranges. Tu finis une chanson. Tout le monde est content. Mais à cause des délais, des labels ou que sais-je, le morceau ne sort pas avant neuf mois. Et pendant cette période, tu reçois des messages de partout. Est-ce que tu peux prévoir un autre mix où les cordes sont davantage en avant? Est-ce que tu peux rajouter ceci, retirer cela? Tu retravailles quelque chose que tu as déjà terminé. Or, la première version est normalement pour moi la meilleure. Tout a alors été fait de manière enthousiaste et pas correctrice. Je ne dis pas que quelqu’un a raison ou tort. Mais Speedy est quelque part une réaction à ce phénomène. »
À la base, Carey veut utiliser Toy comme groupe en résidence et faire appel à différents chanteurs. Torrini et Steve Mason sont les premiers à se mouiller. Natasha Khan s’y essaie elle aussi. Il abandonne assez vite l’idée. « J’essaie de ne pas trop planifier les choses. Aujourd’hui, Speedy est un peu devenu une plateforme pour de jeunes groupes singuliers. » Black Midi, Black Country, New Road et Squid en témoignent. « Ce qu’ils ont en commun, c’est qu’ils se contrefoutent de ce que les autres pensent d’eux. Ils n’essaient pas de sonner comme qui que ce soit. La dernière chose que j’ai envie de faire c’est un disque qui ressemble intentionnellement à un autre. Je déteste ça. Mais pourquoi? Ça a déjà été fait. Beaucoup ont cette mauvaise habitude pourtant. Squid et Black Country veulent aussi vraiment exprimer quelque chose avec leurs paroles. Ça vaut également pour Kate Tempest d’ailleurs. Ils écrivent ces textes parce qu’il en ont besoin. Ils veulent faire passer ces messages. »
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Oreilles panoramiques, radar intégré… Dan Carey épate par sa capacité à trouver les nouveaux joyaux de la couronne. Sa recette? Ne pas en avoir et connaître les bons pistons pour savoir ce qu’il y a à la carte. « Parfois, ce sont eux qui me trouvent. Squid, par exemple, m’a juste envoyé une démo: « On a ce groupe, on ne sonne pas super bien, mais on pense que vous pouvez arranger ça. » Il m’est impossible de travailler sur des disques que je n’achèterais pas si quelqu’un d’autre les avait produits. Si je n’étais pas prêt à dépenser de l’argent pour les avoir. »
Dan arpente les salles de concerts et juge sur scène. Tim, le gérant du Windmill, est l’un de ses indics. « Il m’invite souvent quand il entend un truc qui peut m’intéresser. C’est lui qui m’a recommandé Black Midi par exemple. Généralement, je veux enregistrer le plus vite possible. Quand c’est encore neuf et frais. Là, on a dû attendre un mois, six semaines parce qu’ils tournaient énormément. »
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Pas borné, Carey aurait bien brisé ses chaînes, sorti leur LP Schlagenheim et fait des infidélités aux 45 tours. « C’était la première fois qu’un disque entier m’intéressait pour Speedy. On a essayé mais avec la hype, c’était devenu très compétitif. Je ne pouvais pas leur offrir ce genre de contrat. » Ironie du sort: le Londonien à l’ouïe fine et au flair aiguisé braque les projecteurs sur des groupes inconnus en leur offrant ses services et les honneurs de sa série mais de manière telle à ce qu’ils lui échappent une fois le temps de l’album venu. « Ça se mord un peu la queue mais ce n’est pas grave. C’est faire de la musique et l’enregistrer qui m’intéresse. » Les 45 tours de Speedy Wunderground (encore une règle que Mr. Dan s’est fixée) ne sont pressés qu’à 250 exemplaires. Quasiment la moitié des titres sont épuisés. « C’est un peu comme un jeu. Les compilations annuelles sont là pour y remédier. Puis, les groupes avec lesquels je travaille sont souvent déjà liés à un autre label et si tu vends davantage, ça a tendance à les déranger. Je regrette un peu de ne pas avoir fait davantage de Squid. Et je n’ai même pas de copie du Guts de Kate Tempest et de Loyle Carner. Il doit coûter 150 livres sur Discogs. » La rançon de la gloire…
Distribué par Pias. ****
Pas réussi à mettre la main sur les meilleurs 45 tours de Speedy Wunderground cette année? Qu’à cela ne tienne, le label londonien compile sa saison 2018-2019 en huit morceaux. Soit un condensé de ce qui s’est fait de mieux en rock sur la bouillonnante scène anglaise. Le radical Bmbmbm de Black Midi, The Dial des formidables Squid, le voyageur Athens, France de Black Country, New Road. Mais aussi Taking On Time de la prometteuse Sinead O’Brien, Concept de Treeboy & Arc ou encore la pop indé de Tina (I Feel Fine). Les amateurs de post-punk, de no wave et de nouveauté apprécieront.
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