TaxiWars: du rock au jazz, il n’y a qu’un pas que Tom Barman franchit avec gourmandise

Tom Barman, Antoine Pierre, Nicolas Thys, Robin Verheyen. "L'envie de s'amuser" transpire du projet TaxiWars. © Anton Coene
Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Un enthousiasmant troisième album ramène Tom Barman dans un jazzyspokenword libéré, via des accents hip-hop mais aussi une rare intimité biographique. Rencontre.

Tom Barman, bavard compulsif? « (rires) Quand j’étais à l’école, on avait mis une note dans mon journal de classe pour dire à ma mère que « Tom doit se rendre compte qu’il y a d’autres élèves dans la classe ». Ma mère en rit encore. » Demander à Tom Barman s’il aime parler et disséquer, analyser et commenter, revient à lui poser la question sur son leadership de dEUS. Il s’agit là d’une vocation, d’une seconde nature, d’une greffe spontanée d’ADN. En cette fin août, l’Anversois de 47 ans est dans un hôtel bruxellois du centre, choisi pour une terrasse intérieure cigarettes-friendly. Dans un rollercoaster sémantique, d’autant plus énergisant que le prétexte du jour est la sortie du troisième album de TaxiWars, Artificial Horizon. Le disque, percutant (voir encadré), porte les acquis précédents -jazz, groove, parlando- et les multiplie vers d’autres ambitions. Davantage cendrées, épanouies, voire paroxystiques. Tout en restant une collaboration serrée avec l’autre auteur principal -le sax flamand de New York, Robin Verheyen- et les deux complices rythmiques, le contrebassiste Nicolas Thys et le batteur Antoine Pierre, seul francophone du lot. Détail linguistique d’un parcours où le quadrilingue Barman -il parle un bon français et se débrouille aussi en portugais- ne cesse de planter des graines surprises depuis le premier enregistrement de dEUS. Soit une cassette autoproduite en 1991 de huit titres, sept originaux et la reprise de I’m Waiting for the Man du Velvet. Barman n’a alors guère plus de 19 ans mais déjà une forme d’arrogance qu’humour et talent évacuent régulièrement vers d’autres zones, moins startitudes. Depuis lors, on a rencontré l’oiseau une demi-douzaine de fois, au fur et à mesure que dEUS naviguait dans une carrière à géométrie et qualités variables, engrangeant neuf albums dont deux compilations, de 1994 à nos jours. Depuis cet ancien concert anversois en mars 1992 à Hof Ter Lo et un dEUS TNT avec encore Stef Kamil Carlens et Rudy Trouvé, en passant par les séjours à Forest National et le retour à l’actuelle salle de Boechout susmentionnée, rebaptisée Trix, pour quatre concerts complets en ce mois de septembre. Le cadre est celui d’une tournée célébrant les 20 ans d’Ideal Crash, arrêtée pour huit soirs, tout aussi sold-out, en mai à l’AB. Fatigué des chiffres et statistiques? Pas fini vu le profil de workaholic récidiviste de Barman. Tom, c’est aussi deux albums avec Magnus -en compagnie du DJ anglais CJ Bolland-, un live plutôt charmant avec le pianiste flamand Guy Van Nueten et deux compilations jazz réalisées à partir des répertoires magnétiques de Blue Note en 2006 et d’Impulse, six ans plus tard. Le catalogue d’activités créatives comprend également la réalisation de divers clips et d’un long métrage de fiction en néerlandais sorti en 2003 (Anyway the Wind Blows). Sans oublier, depuis 2014, l’affaire TaxiWars. Une capillarité hyperkinétique ne pouvant s’épanouir qu’en flux constant rabelaisien. Si Barman était un aliment, ce serait une côte de boeuf XXL, pas une botte d’asperges.

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Bagarres créatives

Avec ce troisième album de TaxiWars, on a l’impression de quitter l’idée de side-project et de pratiquement pouvoir dire que Tom Barman est désormais, sur le côté, le chanteur de dEUS…

Quelle chouette idée (rires). L’intention en faisant TaxiWars était de s’amuser et d’exécuter une envie qui était en moi depuis quelques années, ce qui a donné lieu au premier album en 2015 et au second l’année d’après. L’envie était de créer une plateforme musicale qui bouge beaucoup plus vite que dEUS, dirigée sur le live, avec des disques qui se font en trois jours et puis une semaine pour le chant. L’idée aussi d’opérer internationalement en jouant, y compris dans les clubs ou les bars, et d’avoir la vie d’un musicien sur la route. Je viens de le faire avec dEUS -il reste quatre dates à Anvers- et j’adore ça.

Ce disque est aussi une déclaration d’émancipation: la musique semble de plus en plus libre, voire libertaire…

On est une petite entité, limitée du point de vue de l’instrumentation, mais on ne veut pas se brider. Là, on vient d’élargir le son avec un piano, un Fender Rhodes, joué par Robin: l’énergie est d’emblée différente et ça libère le son du saxophone, sans ajouter un cinquième musicien. Cet album demandait une sophistication d’écriture mais pour le quatrième que j’ai déjà en tête (il se marre), il faudra rebalancer tout ça. Et -j’ai peut-être tort de l’annoncer- aller vers quelque chose de complètement free, totalement libéré du chorus ou du refrain.

Entre une ballade romantique (Irritated Love) et un morceau qui semble sorti de la cuisse de Kendrick Lamar (Sharp Pratice), la règle c’est qu’il n’y a donc plus de règles?

Je crois que le signe d’être devenu un vrai groupe, c’est qu’il y a désormais des bagarres créatives (rires). On ne discute pas du genre: Robin adore le hip-hop et le plus jeune, Antoine Pierre, aime ça aussi! Il n’y a pas de moments où quelqu’un dit « ça, c’est pas possible! » La raison d’être à ce point ensemble, c’est parce que les mecs sont ouverts: les seuls moments de grattage ont été des morceaux qui me semblaient être un persiflage (sic) de ce que les gens qui ne nous ont jamais écoutés, pensent que l’on va faire!

Comment se place ton ego dans TaxiWars par rapport à sa place dans dEUS?

C’est différent. Ici, je suis fifty-fifty avec Robin au point de vue de l’écriture et, pour la première fois, je dois trouver des compromis de temps à autre.

Tom Barman:
Tom Barman: « Je n’ai pas ma guitare dans TaxiWars, juste un petit clavier sur quelques morceaux. Ça augmente ma liberté de bouger. »© Philippe Cornet

Ça veut dire que tu n’es plus le chef de bande intégral?

Oui… Mais c’est bien délégué chez TaxiWars: je suis tellement heureux qu’ils me laissent faire les set-lists, ce qui me permet, comme chanteur, de canaliser mon énergie. Le fait est que je n’ai pas ma guitare dans TaxiWars, juste un petit clavier sur quelques morceaux. Ça augmente ma liberté de bouger. Y compris pendant les solos, qui peuvent être assez longs et devant lesquels je deviens spectateur. Liberté, légèreté de mouvement, y compris dans les voyages où on n’est que cinq dans une camionnette contre une quinzaine dans un gros bus de tournée avec dEUS. C’est une forme de soulagement.

Une vérité comme une vache

On a l’impression qu’aujourd’hui, le jazz -à prendre comme terme générique- expérimente davantage que le rock qui semble, si pas régressif, quelque peu embourbé…

Oui peut-être, mais je pense que ça a toujours été là. Philosophiquement et culturellement parlant, on est dans un âge de reproduction non-stop -de messages, de photos, de digitalisation-, et une musique qui est forcément analogue et qui demande un vrai apprentissage apparaît comme un énorme coup de fraîcheur. Plein de jeunes gens sont attirés par ça… J’ai toujours essayé d’intégrer des choses pas évidentes dans des objets plus accessibles: c’est l’histoire de dEUS. Et aussi maintenant avec TaxiWars, qui demeure un challenge, parce que le jazz reste synonyme d’énergie et de liberté. Mettons ces mondes ensemble sans utiliser ces mots horribles que sont « fusion » ou « jazz-rock ». Je ne veux pas être un rocker qui joue du jazz le dimanche!

Ce qui veut dire que ta mère est enfin fière de toi?

Non, ça veut dire que ma mère peut finalement écouter un de mes disques (rires). Non, en fait, elle aime les trucs rentre-dedans.

Dans Irritated Love, tu chantes: « And all the time I stumble like a child into the sea/When I’m trying to find mid sentence what my words to you should be/I’d be running to you, but you would just steal away/I’d be running to you, if only one time you would wait/And all the nights that gin and wine would oil our standing off/Only to fuel the stuttering cries of this irritated love. » Une mise à nu amoureuse qui surprend par son réalisme, je suppose, autobiographique?

C’est très personnel, oui… Mais c’est aussi une preuve que c’est devenu un groupe et que je ne dois pas demander la permission. Quand Robin a joué ses accords, en cinq minutes, sans blague, le morceau était là. Je vivais précisément ça à ce moment-là. Je le vis toujours d’ailleurs (rires). Et quand tu fais ce job pendant 25 ans, tu sais reconnaître les morceaux que tu ne dois pas changer…

Tu as le désir de construire une famille, autre que musicale?

Il y a une expression en flamand qui dit « een waarheid als een koe, une vérité comme une vache » avec l’idée qu’une vache, c’est là, boum, plantée dans le sol. Il y a ce qui ressemble à un cliché mais qui est aussi une vérité: les gens qui forment un groupe, forment aussi une famille! Reste qu’avoir un partenaire est très important! Cela fait sept ans que je suis en couple, ce qui est super. Quand on vieillit, et qu’on a des moments sublimes dans la vie, il faut pouvoir les partager. Quant aux enfants, on verra: mon père m’a eu quand il avait 63 ans et ma mère 41 (rires).

Le travail textuel est forcément la conséquence d’un intérêt pour la langue et la littérature anglaises…

Oui, bien sûr. Je ne lis pratiquement qu’en anglais, beaucoup de non-fiction. Par exemple La Monarchie de la peur de la philosophe Martha Nussbaum, qui parle de l’angoisse très présente dans nos sociétés. Mais hier soir, j’ai terminé En finir avec Eddy Bellegueule d’Édouard Louis, en français. Je lis non-stop, c’est bien pour mes paroles, c’est bien pour ma tête.

Tu as lu Wil de Jeroen Olyslaegers (Trouble en français), roman sur la collaboration flamingante lors de la Seconde Guerre mondiale à Anvers? Pré-question avant de savoir ce que tu penses aujourd’hui de la droite plus ou moins extrême en Flandre…

Il est au-dessus de ma pile, je vais m’y attaquer. Mais ta question est typiquement francophone… Je regarde ça avec « a quiet desperation« , un désespoir calme qui t’est imposé. Mais il y a aussi de bonnes nouvelles: 1,3 milliard de gens sont sortis de la famine sur cette planète ces 30 dernières années. Tu sais, j’habite trois ou quatre mois par an au Portugal et là, je ne suis pas trop la politique belge, qui me rattrape lors de discussions éternelles à Anvers avec les amis et la famille. Par contre, j’ai complètement peur de la normalisation de l’extrême droite.

Quel est le sens du morceau Different or Not?

Ça parle de la méditation, que je pratique depuis six-sept ans. J’ai pensé à mettre ensemble le groove sixties de la musique qui m’était proposé et la méditation. Qui est si simple, c’est une chaise et 20 minutes par jour. C’est une technique et puis ça devient une aventure.

Ta carrière cinématographique?

Je termine l’écriture d’une histoire qui se passe, en anglais, au Pays Basque. Ce sera peut-être pour 2021, avec, je l’espère, une BO réalisée par dEUS et TaxiWars. Tout va se passer au même moment!

TaxiWars en concert le 07/09 à Sint-Niklaas, le 10/11 à l’Ancienne Belgique et le 11/11 au Reflektor, www.taxiwars.be

TaxiWars – « Artifical Horizon »

Distribué par Sdban Ultra. ****

TaxiWars: du rock au jazz, il n'y a qu'un pas que Tom Barman franchit avec gourmandise

Pas un hasard si ce troisième album se trouve sur le label gantois refuge de STUFF. et Black Flower, entre autres. Coup de jeune, coup de rein, coup de maturité: les trois croisent onze titres plus organiques que jamais, avec une architecture idéalement calibrée entre l’essence d’un jazz cubiste, le voltage punk-funk et des harmonies vocales plus que narratives. Cinématographiques. Comme le morceau d’ouverture -super-efficace Drop Shot- qui sample les dialogues d’un film français et d’autres passages (The Glare, On Day Three) tenant eux aussi de la meilleure musique filmique. Avec une production qui aère l’ensemble tout en le densifiant: notamment dans Irritated Love, le moment le plus mélancolique si pas le plus déchirant de la carrière de Barman.

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