Soulwax sort son nouvel album: «On vient d’une époque où la musique représentait tout. En cela, on est un peu devenus des dinosaures»

Soulwax, alias Dave et Stephen Dewaele, fratrie électro toujours dans le vent © Nadine Fraczkowski
Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Entre deux remix et trois collaborations, Dave et Stephen Dewaele ont trouvé le temps d’enregistrer un nouvel album de Soulwax. Intitulé All Systems Are Lying, il balance entre secousses électro et grinta rock. Explications au QG des patrons, sur fond de machines qui capotent (et de société qui bugue)

Le rendez-vous avec Soulwax est fixé à Gand. Dans une petite ruelle, non loin de la cathédrale Saint-Bavon, une façade entièrement noire et sans fenêtre. Au-dessus de l’interphone, un nom et un numéro: Deewee 001. C’est ici que Dave et Stephen Dewaele ont installé leur QG, il y a une dizaine d’années. Une sorte de grand monolithe noir dans lequel se cachent studios, bureaux, stock d’instruments en tous genres. Et bien sûr, la large discothèque d’une fratrie qui n’a toujours pas tranché entre rock –leur groupe Soulwax– et électronique –2manydjs, duo de «platinistes» demandé aux quatre coins de la planète. On est ici au cœur du réacteur: celui de leur label Deewee, là où se sont tramés quelques-uns des disques les plus excitants, fun et intrépides de ces dernières années. Outre les albums des deux frangins, on pense par exemple à ceux de Charlotte ­Adigéry et Bolis Pupul –à deux (Topical Dancer) ou en solo (Letter to Yu, de Pupul)– ou de la Canadienne Marie Davidson (City of Clowns, cité dans la shortlist du prix ­Joséphine de cette année).

Cette fois, c’est au tour des patrons d’agiter le cocotier musical. Un nouvel album de Soulwax atterrit cette semaine. Huit ans après From Deewee –enregistré live en une prise, avec trois batteurs–, et sept ans après Essential –un mix d’une heure composé entièrement d’inédits–, All Systems Are Lying relance une formule désormais connue, mais toujours aussi bâtarde. Déjà éprouvé pour partie sur scène, il est garanti 100% «sans guitares électriques», mais pas moins rock pour autant (Hot Like Sahara). Ni dance ­d’ailleurs (New Earth Time), avec des touches post-disco (Run Free) et kraut (The False Economy), des claviers à la Vangelis (Polaris) et un piano à la Satie (Distant Symphony).

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Un disque qui ne ressemble à rien, sinon à Soulwax. En 2017, le webzine américain Pitchfork écrivait à propos des Belges: «Si tous les groupes indie des années 1990 avaient actualisé leur son avec autant de grâce que Soulwax, peut-être le règne de l’alternatif ne se serait-il jamais achevé.» Trente ans après leurs débuts, les frères Dewaele semblent en effet avoir toujours faim. La preuve…

Merci de prendre un peu de temps pour parler de…

Stephen: …du nouvel album de Ghinzu! (rires)

Dave: Quasi terminé!

Stephen: Et enregistré avec Dave Sardy, au studio ICP!

Euh, d’accord. Vous avez pu l’entendre?

Dave: Non, mais il y a quelques temps, Kenny (NDLR: Gates, patron de Pias, label de Ghinzu) nous a passé un coup de fil pour savoir si c’était une bonne idée de travailler avec un producteur américain.

En avez-vous aussi profité pour expliquer au groupe comment terminer un disque? (NDLR: le dernier album de Ghinzu date de… 2009)

Stephen: Ah, ah, ah, justement, on leur a dit que Dave était du genre à aller droit au but. Finalement, cet été, on a reçu une photo de lui avec Ghinzu au studio ICP. Et il y a trois jours, on l’a croisé à Los Angeles, il nous a confirmé que c’était dans la boîte.

Bonne nouvelle. Pour en venir quand même à Soulwax, vous laissez aussi souvent pas mal de temps entre chaque album. Si l’on ne tient pas compte de EMS Synthi 100 (NDLR: disque expérimental composé ­entièrement avec le célèbre ­synthé hybride, en 2020), la dernière sortie de Soulwax remonte à Essential en 2018. Entre-temps, vous avez ­multiplié les projets pour d’autres –production, remix, etc. D’où la question: au fond, au milieu de toutes ces ­activités parallèles, pourquoi un nouvel album de Soulwax? En ­avez-vous encore besoin?

Dave: Le mot-clé, c’est «besoin». Vous pouvez vous poser la question en permanence pour chaque chose que vous faites. Mais dans le cas de Soulwax, cela reste malgré tout là où tout a commencé. On le garde toujours en point de mire.

Stephen: Je pense aussi qu’on aura toujours besoin de Soulwax pour pouvoir… faire autre chose. Dans le sens où une activité influence l’autre. Soulwax a une incidence sur notre travail en tant que 2manydjs, qui a lui-même des effets sur notre boulot de producteur, remixeur, patron de label, etc. Tout est lié, en quelque sorte. Et puis, quand les gens nous contactent pour bosser ensemble, on agit un peu comme des facilitateurs. Dans le cas de Soulwax, nous sommes nos propres «facilitateurs». Ce qui peut être très confrontant. Mais comme on le fait régulièrement pour d’autres, c’est un peu plus simple de prendre du recul.

Soulwax, duo éclatant © Nadine Fraczkowski

Tous les disques du label Deewee sont ­enregistrés ici, dans votre studio gantois. En quoi est-il important? Comment son influence a-t-elle évolué au fil du temps?

Dave: Il a forcément une influence sur ce qu’on y produit. Comme le fait, par exemple, d’être devenu papa, ou la manière dont tourne le monde. Pour autant, ce sont des choses dont on n’est pas ­vraiment conscients. En général, on a du mal à dire comment telle suite d’accords arrive sur la table, pourquoi telle parole ressort tout à coup. C’est difficile à contrôler. En réalité, trouver des idées n’est pas un problème. On en a tout le temps. Ce qui est plus ­compliqué, c’est de trouver le temps pour les creuser.

Vous avez dressé une liste de projets à réaliser?

Stephen: Non, pas en tant que tel. Mais prenons ce disque, par exemple. On l’a commencé alors qu’on était encore occupé sur plusieurs autres projets. Au départ, il s’agissait juste de poser en studio les idées qu’on avait accumulées. Il se trouve que la grande majorité des morceaux ont été créés au piano. On s’est retrouvés avec un disque expérimental, quasi entièrement joué piano solo. C’était la direction envisagée. Et puis est arrivé ce moment où, pour une raison un peu étrange, on a reçu des propositions de concert. Alors qu’on n’avait pas encore de nouveaux titres à proposer. Donc, on est repartis de ces morceaux au piano, auxquels on a commencé à rajouter des éléments, etc. Voilà, c’est ce genre de mouvements, d’allers-retours, qui ont donné finalement ­l’album qu’on peut entendre aujourd’hui.

Sur votre disque précédent, Essential, l’une des rares paroles disait: «L’essentiel est qu’ils comprennent.» Est-il en effet important pour un groupe comme Soulwax d’être compris?

Stephen: Hmmm, non, je ne pense pas. A vrai dire, on ne se comprend pas nous-mêmes, parfois. A nouveau, tout cela reste très intuitif. C’est juste nous qui descendons au studio et commençons à bidouiller, etc. Le titre du ­nouvel album, All Systems Are Lying, est un bon exemple. C’est super de voir que tout le monde en donne déjà une interprétation bien précise. Mais moi, je sais d’où cela vient. Et cela n’a pas grand-chose à voir avec ce qui se passe dans le monde, par exemple. C’est beaucoup plus simple que ça. On était en studio avec Marie Davidson à manipuler de nouvelles machines qui n’arrêtaient pas de crasher. C’était très frustrant, parce qu’il fallait tout le temps relancer, updater, etc. Alors qu’on vous vend partout que la culture numérique facilite la vie, on expérimentait exactement l’inverse! D’où cette phrase qui est vite devenue une sorte de gimmick entre nous, «All systems are lying»…

Dave: En résumé, quand on a décidé d’intituler notre disque comme ça, l’idée n’était pas de faire un statement, façon Rockin’ in the Free World, de Neil Young (sourire). Cela ­partait vraiment des couacs qu’on a pu avoir pendant les sessions. Après, en effet, vous regardez les nouvelles, vous voyez comment évoluent les relations entre les gens, et vous vous rendez compte que ce genre de titre peut aussi servir de métaphore à ce qui se passe dans la société. Mais au départ, c’est tout à fait involontaire.

Mais quand Stephen chante, sur The False Economy, «Let the market decide», ce n’est quand même pas complètement gratuit?

Stephen: C’est l’idée assez simple que les choses sont ­toujours un peu tronquées. C’est un jeu de dupes. Bête exemple: cela démarre avec votre déclaration d’impôts. Si vous avez les moyens de vous payer un bon comptable, il trouvera toujours les entourloupes légales pour vous faire gagner de l’argent. Plus généralement, on se rend bien compte qu’on vit dans une économie guidée par des structures de pouvoir de plus en plus visibles. Je suis certain que vous le constatez dans l’industrie de la presse. Comme on le voit dans celle de la musique. Oui, c’est le marché qui décide. Oui, les chiffres comptent. Aujourd’hui, un label qui veut signer un groupe s’assurera de son nombre de ­f­­ollowers sur les réseaux sociaux…

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Pour vous aussi, les chiffres comptent?

Dave: On est une exception. Dans le sens où l’on vient d’une époque où la musique représentait tout. C’est pour cela que nous sommes devenus aujourd’hui des dinosaures (sourire). Je ne dis pas que la musique n’est pas importante pour les nouvelles générations. Mais elle n’a plus exactement la même valeur. La popularité d’un titre est devenue, pour certains, quasi aussi importante que la qualité intrinsèque du morceau en question. En tout cas, la distinction n’est plus aussi claire.

Stephen: Pour nous, un musicien peut avoir seulement 200 abonnés et sortir le meilleur disque de l’année. A l’inverse, si un artiste a 100.000 followers sur ses réseaux, mais que sa musique ne nous procure pas de frissons, on passe à autre chose. On ne dit pas que les deux ne sont pas compatibles. Vous pouvez être populaire sur TikTok et faire des morceaux qui donnent la chair de poule. Mais pour l’industrie, on sent bien que, peu importe la qualité du projet, si vous avez un certain nombre d’abonnés, cela peut suffire pour vouloir vous mettre la main dessus.

Vous êtes des dinosaures, mais qui continuent d’évoluer dans une culture jeune…

Stephen: Oui, et on ne vit pas dans une bulle. Je ne suis pas en train d’affirmer que c’était mieux avant. On constate juste que, pour pas mal d’artistes, aujourd’hui, l’objectif est d’atteindre le plus rapidement une certaine popularité, là où, pour nous, le but est d’abord d’aller vers quelque chose de toujours plus pur, toujours plus authentique.

L’album, dites-vous, tourne en grande ­partie autour de la thématique de savoir ce qui est vrai, ce qui ne l’est pas. Il y a dix ans, vous enregistriez la B.O. du film Belgica, en incarnant pour chaque titre un faux groupe.  Aujourd’hui, l’intelligence artificielle pourrait faire le même exercice en deux temps, trois mouvements. C’est un outil que vous utilisez?

Dave: C’est une technologie qu’on suit, en effet. Mais pour autant, elle ne nous semble pas encore assez avancée que pour réaliser des choses qu’on ne peut pas faire nous-mêmes, et mieux. Cela risque évidemment de rapidement évoluer. Donc, pourquoi pas? Dans l’absolu, cela ne nous fait pas vraiment peur. Dans le sens où cela reste un «instrument» comme un autre. Quand la guitare électrique ou les synthés sont arrivés, ils étaient aussi décriés.

Stephen: Sauf qu’ils avaient toujours besoin d’une ­intervention humaine pour fonctionner et créer des choses.

Dave: Oui, si l’on parle de l’IA générative. Mais ce que l’on fait aujourd’hui nous-mêmes est déjà une forme de LLM–Large Language Model (NDLR: IA entraînée à partir d’immenses quantités de données). Nous sommes nos propres intelligences artificielles, dans la mesure où l’on crée sur base de tout ce que l’on a pu écouter, lire, ­regarder, expérimenter au cours de notre vie. Tout cela ressort dans ce qu’on fait, de manière plus ou moins consciente. A partir de là, si je flashe sur un son de ­batterie de Captain Beefheart, par exemple, et que j’ai envie de le retrouver dans un morceau funk à  la Robert Palmer, pourquoi ne pas utiliser les nouveaux outils? Who cares? Ce qui compte, ce n’est pas tellement l’IA en ­elle-même, mais la manière dont on l’utilise. ●

Soulwax, All Systems Are Lying, distr. Deewee. Les 17, 18 et 19 décembre, aux Halles de Schaerbeek.

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