Sidi Larbi Cherkaoui : “Starmania m’a sauvé la vie”

© Joris Casaer
Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Pour chorégraphier la version 2023 de Starmania, Thomas Jolly a fait appel à Sidi Larbi Cherkaoui. Rencontre avec le chorégraphe belge, aussi à l’aise sur la scène de la Monnaie qu’aux côtés de Beyoncé…

C’est ce qui s’appelle un grand écart. Quelques jours avant les représentations de Starmania à Forest National, dont il a pris en charge les chorégraphies, Sidi Larbi Cherkaoui était programmé à la Monnaie, avec sa création 3S. Schizophrénie? À vrai dire, cela fait longtemps que l’intéressé a prouvé qu’il pouvait passer sans problème d’un univers à l’autre.

Les frontières entre les genres, le chorégraphe anversois a en effet passé son temps à les sauter. Il suffit de lire son CV: il mentionne aussi bien ses travaux pour les Ballets de la C de la B, ses postes à la tête de l’Opera Ballet Vlaanderen ou du Grand Théâtre de Genève, que ses excursions vers Broadway (le musical Jagged Little Pill, inspiré par l’album éponyme d’Alanis Morissette), ses collaborations avec le Cirque du Soleil, Beyoncé, ou Lukas Dhont (pour les scènes de danse de Girl). Entre autres…

« Le français de Starmania, c’est du français libéré de son propre héritage, qui peut parler du coup avec une vérité plus profonde. »

À cette liste foisonnante, il faut donc ajouter son travail, pas moins surprenant, sur Starmania… “En fait, dans sa première version, le spectacle ne contenait pas tellement de danse. Et de toutes façons, il n’existe même pas d’enregistrement vidéo de l’époque sur lequel j’aurais pu me baser. J’ai donc eu pas mal de libertés pour créer des chorégraphies, en dialogue permanent avec Thomas Jolly. ça a été une vraie partie de ping-pong entre nous, en gardant toujours en tête que s’il y avait mouvement, il devait être au service de l’histoire.

Vous êtes né et avez grandi à Anvers. À quel point étiez-vous familier avec l’univers de Starmania?

C’est vrai que j’ai grandi en Flandre. Mais j’ai un père marocain et une mère flamande, qui parlaient français à la maison. On regardait tout le temps la RTBF et la télé française -TF1, Antenne 2 (sic). La culture française était donc très présente. Je connaissais par exemple toutes les chansons de Starmania. Des artistes comme Maurane, France Gall, Michel Berger… font partie de mon enfance. Donc quand, en 2013, Luc Plamondon est venu en Suisse pour voir un de mes spectacles, et me demander si ça m’intéressait de participer à une nouvelle version de Starmania, je n’ai pas hésité une seconde. Cela étant dit, je lui ai aussi tout de suite avoué que si j’avais absorbé toutes les chansons et les personnages, je ne maîtrisais pas si bien l’histoire que ça. En fait, ça a été précisément le boulot de Thomas Jolly. Il a réalisé un travail de metteur en scène assez incroyable pour clarifier et redonner une dramaturgie plus sensée, plus lisible pour les spectateurs d’aujourd’hui.

Vous connaissiez Starmania, mais aviez-vous conscience de sa popularité en francophonie, du “patrimoine” qu’il pouvait représenter?

On me pose souvent cette question: comment je trouve l’espace pour m’exprimer dans telle ou telle œuvre, comment je me donne la permission de faire telle ou telle chose? Je réalise parfaitement la popularité d’une œuvre comme Starmania. Mais personnellement, pour moi, la question du patrimoine à préserver n’existe pas vraiment. Parce que je n’en ai pas vraiment moi-même. J’ai grandi en tant que Marocain Belge flamand, qui parle français, regarde des anime japonais et des séries américaines à la télé, adore les films de kung-fu chinois et l’humour anglais. Via les cultures méditerranéennes et la musique andalouse qu’écoutait mon père, j’étais aussi intrigué par l’Espagne, le flamenco, etc. Je ne faisais partie d’aucune de ces cultures, mais en même temps j’étais imprégné par toutes ces cultures à la fois. Tout ça est à l’intérieur de moi, et n’a qu’une envie: se montrer, exploser à travers toutes les choses que je fais. Que ce soit pour Starmania, Beyoncé, ou mes propres opéras.

© Anthony Dorfmann

Au-delà des chansons, qu’est-ce qui vous a attiré dans l’idée de chorégraphier Starmania?

Je dis souvent que c’est une œuvre nécessaire. Parce qu‘elle parle de choses très difficiles: la dépression, l’addiction, etc. Elle évoque aussi l’homosexualité. Quand j’étais jeune, le fait d’entendre une chanson comme Un garçon pas comme les autres m’a beaucoup touché. J’avais peut-être 9, 10 ans. Je savais que j’étais homo. Et que je devais le cacher. Parce que l’environnement dans lequel j’évoluais -qu’il soit flamand, wallon, marocain- n’était pas favorable à cette nature. On n’avait pas les conversations que l’on peut avoir aujourd’hui. On n’avait pas le droit de se marier, on était vus comme des “moins que”. Du coup, entendre une chanson aussi bienveillante envers ma nature était quelque chose d’extrêmement réconfortant. Cela m’a sauvé la vie. J’ai pu dire ça à Luc en 2013: “Tu sauves des vies en parlant de choses très difficiles”.

En la matière, les choses ont évolué?

Oui et non. Même en 2022, les gens ont encore peur de s’exprimer. On parle beaucoup mais on ne dit pas forcément toujours grand-chose. Parce qu’on a peur de heurter les sentiments des autres, en évoquant une histoire qui ne correspond peut-être pas au “standard”, qui n’est pas précisément identique à celle du voisin. Est-ce que j’ai le droit de parler de mon expérience queer, qui n’est pas forcément celle des autres? J’ai parfois l’impression aujourd’hui qu’on est vraiment tous pris au piège par nos identités… À cet égard, je trouve justement que Starmania a réussi à dépasser ça.

Comment?

Ma théorie, c’est que cela tient au fait que c’est un artiste canadien qui l’a écrit. C’est du français mais d’outre-Atlantique. C’est du français libéré de son propre héritage, qui peut parler du coup avec une vérité plus profonde. Parce qu’en tant qu’“outsider”, il a du recul. C’est quelque chose que moi-même en tant que Belge Marocain, je peux saisir. Gamin, on me demandait souvent si je me sentais plus l’un que l’autre. C’est une question piège. Et injuste. Parce que je suis les deux. J’ai les deux histoires en moi, que je le veuille ou non.

C’est aussi ce “métissage”, qui a fait que vous ne vous êtes jamais fixé sur un seul registre artistique?

J’ai travaillé pour l’opéra, le ballet, la danse contemporaine. Abordé le musical avec Jagged Little Pill, de l’opéra-rock avec Starmania. Collaboré avec Woodkid, Beyoncé. Pour moi, ça fait sens, parce que toutes ces choses ont fait partie de mon parcours à un moment donné. J’ai été à la fois danseur à la télé entre mes 17 et mes 19 ans, et danseur contemporain inspiré par Pina Bausch, chez Alain Platel, Anna Teresa De Keersmaeker. Les registres ne sont pas identiques, mais je vois les liens. J’ai toujours bougé d’un monde à l’autre, parce qu’aucun des mondes ne me satisfaisait complètement. À chaque endroit, je butais contre une résistance au changement. On avait peur de s’ouvrir. Il faut évidemment respecter ce que nos prédécesseurs ont apporté. Mais il faut aussi pouvoir dépoussiérer et remettre les choses en question. C’est ce que Thomas a fait.

Parce qu’elle est une œuvre foncièrement populaire, Starmania est parfois encore dénigré. En venant vous chercher, vous ou Thomas Jolly, Luc Plamondon et Raphaël Hamburger ont-ils éventuellement cherché à lui donner un vernis plus arty?

Je comprends ce que vous voulez dire. Il faudrait leur poser la question, je ne sais pas comment ils me perçoivent, ou comment ils me voyaient quand ils m’ont contacté en 2013. Je pense toutefois que Starmania bénéficie malgré tout d’un certain “crédit”. Aujourd’hui, ce qu’on qualifie de populaire a plutôt tendance à véhiculer des choses très légères. Mais ce n’est pas vraiment le cas de Starmania. À cet égard, j’ai l’impression que ce qu’ont réussi à créer Michel Berger et Luc Plamondon vient d’une époque où il était plus facile et répandu de faire passer des questionnements parfois très profonds dans des format dits populaires.

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