Rencontre croisée Dick Annegarn/Noé Preszow, au nom du verbe

Noé Preszow et Dick Annegarn: une même façon de convoquer, dans ses veines ouvertes, la chanson francophone contemporaine. © Philippe Cornet
Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Quand le jeune talentueux Bruxellois Noé Preszow débarque, avec quatre premières chansons brûlantes, face à Dick Annegarn, armé d’un nouvel album bien fermenté… Cela donne des mots qui sonnent bien.

Ils arrivent dans la même voiture à la RTBF, où rendez-vous est donné dans un patio traversé de gens et de courants d’air. Noé, 26 ans, qui ressemble un peu à une version mal rasée de M, est plutôt sur son quant-à-soi, un rien timide de premier abord. Dick, son aîné de quatre décennies, est fidèle à son identité Annegarn, éloquent, lettré, avec des humeurs plus sombres, voire un rien cassantes selon les circonstances. Mais en ce mois d’octobre 2020, il est visiblement content de croiser le chemin d’un cadet fleuri. En commun, ils ont une signature sur le label parisien Tôt ou tard, distribué chez nous par Pias, et une façon de convoquer la chanson française contemporaine dans ses veines ouvertes, généreuses, transfrontières, perso. Celles qui donnent un semblant de tectonique à nos vies désormais compliquées et même de l’espoir, nonobstant le gris teinté consenti des textes.

Avant de sortir un premier album (en 2021, sans doute), Noé Preszow (prononcez Preschof) cale quatre titres en digital sur l’EP Ça ne saurait tarder (1). Dont se détache Que tout’s danse, splendide comptine où l' »impossibilité d’une fête », et peut-être l’amour différé, se croisent dans ce qui constitue déjà l’une des plus belles chansons de 2020. « Je dois longtemps tant aimer des amours mortes et enterrées/Nous voir encore tout le temps partout/Et inventer des rendez-vous/Je dois longtemps ne pas comprendre pourquoi personne n’a su se rendre/Et prendre l’autre dans ses bras/Pour écouter ce qui ne sort pas/ Et à faire sauter les miroirs. » Un tube irrésistible si les radios avaient un semblant d’imagination. Donc, dans ce patio un peu bizarre pour une rencontre supposée intime – un aquarium sans plafond où les passants de l’étage supérieur peuvent choper la conversation – les deux artistes se font face avec un plaisir qui va assez vite s’animer.

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Noé, le ket de Schaerbeek, a grandi dans une famille qualifiable d’intellos de gauche (il ne va pas forcément aimer l’étiquette), sans que cela soit du tout péjoratif. Maman Carine travaille longtemps pour Arte Belgique depuis la RTBF (où elle exerce toujours) et papa Gérard réalise pas mal de documentaires engagés, notamment sur les immigrations à la belge. Terme pas étranger à Noé, puisque sa famille porte des traces de l’Est européen. Noé: « J’ai 26 ans mais j’enregistre mes chansons depuis que j’ai 13 ans, en guitare/voix avec l’enregistreur. La découverte de la médiathèque m’a amené à dépenser mon petit argent de poche en tout et n’importe quoi… Je traduisais les chansons de Dylan. Et puis, vous allez me prendre pour un premier de classe mais, chez moi, on écoutait Dick Annegarn. C’est d’ailleurs un petit rituel: à chaque anniversaire de mon père, je lui offre le dernier Annegarn (sourire). Et donc là, l’achat du prochain Annegarn est déjà planifié. Avec mes grands-parents, j’écoutais beaucoup Ferré, Ferrat, Barbara, Brel. Mes premières obsessions, ce sont Les Canuts chanté par Montand. L’importance des mots mais aussi des mélodies. »

Rencontre croisée Dick Annegarn/Noé Preszow, au nom du verbe
© Philippe Cornet

Arche

Le prénom de Preszow, Noé, nous ramène évidemment à la fameuse arche animalière sauvant le monde et celui d’Annegarn, Dick, à son vrai patronyme, Benedictus Albertus, qui possède une forme certifiée d’identité batave. Dick: « Oui, ce sont deux prénoms bibliques, mais je crois qu’il faut arrêter de prendre la Bible pour un texte catholique, puisqu’elle est commune aux trois religions du Livre. C’est simplement l’histoire des peuples. Chez les berbères, Benedictus, c’est celui qui bénit, qui amène de la pluie. C’était traditionnel aux Pays-Bas, de donner des prénoms latins, sinon Annegarn, c’est Anne dans son jardin (sourire). » Noé commente à son tour son prénom: « Oui, je me suis toujours identifié à ce personnage biblique, et je ne suis pas le premier des juifs à ne pas savoir exactement où il se trouve et de quoi il est fait. C’est toujours un peu étrange, comme une blague, lorsque certains amis me présentent sous cette identité. En fait, c’est un truc avec lequel j’ai parfois du mal, parce que je le dis quand je veux, à qui je veux. C’est tellement un gros truc… ». Dick intervient: « Vous savez, Obama a dit qu’il n’était pas noir mais président. On fait la religion qu’on se fait. Religion, cela veut dire le lien des mots et quand j’ai écouté les chansons de Noé, j’avais l’impression d’entendre des joutes verbales, une espèce de flow, un verbe qui nous relie à lui. »

L’art de la parole, c’est de l’Eric Satie et non pas du Beethoven.

Noé Preszow

Hasard ou pas, les quatre titres marquants de Noé font un peu penser aux disques sixties de Dylan, un débit qui galope avec plein de mots comme pour former un fleuve impressionniste d’où l’auditeur tirera son propre tempo, ses propres plaisirs et compréhensions. Alors que chez Dick, on a l’impression que chaque mot est un détail. Dick: « Chaque mot est une phrase et chaque phrase est un chapitre, oui. C’est comme le small talk, le minimum complet. Vous êtes obligé de faire de l’hypertexte, de suggérer des choses. L’art de la parole, c’est de l’Eric Satie et non pas du Beethoven. Le flow donne plus de mots en moins de temps. C’est le peu qui est notre sort, on ne fait pas de romans. On me prend pour un littéraire, un intellectuel, un chanteur à texte, mais il n’y a pas beaucoup de texte, il y a beaucoup plus de souffle, de guitare, de rien. Qui font que c’est l’auditeur qui prolonge la chanson… »

Archivage

Si Noé et Dick se rencontrent sur une certaine vibration verbale et musicale commune, les circonstances de leurs deux enregistrements diffèrent. Dick a passé le premier confinement du printemps dernier dans son village du sud-ouest français, Lafitte-Toupière, guère plus d’une centaine d’habitants, pas loin des Pyrénées. Après une demi-douzaine d’albums produits par l’excellent label parisien Tôt ou tard (qui a signé Noé), Dick avait quitté le nid de la compagnie de Vincent Frèrebeau pour deux disques ailleurs. « C’était dans cette bizarre période de confinement, je me suis dit que si je tombais ou que je n’avais plus de maison de disques, je mettrais ces chansons sur une plateforme, un peu comme des maquettes ou des field recordings. »

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Finalement, l’album Söl (2) de Dick revient à la maison Tôt ou tard, avec de la trempe, du suc, des ressources pliées uniquement en voix et guitare acoustique à la maison. L’album esquisse un voyage autobiographique dès le premier titre Né à La Haye, même si l’exercice de se raconter à la vraie première personne n’est pas le favori du Belgo- Franco-Néerlandais. Dans ce disque réussi, le sexagénaire parle de Marilyn Monroe ou de Modigliani, tout en évitant le grossier exercice d’assimilation ou de simple autobiographie: « Bartok allait enregistrer des musiques chez les paysans et se présentait comme venant de leur genre de villages… »

On rebondit sur les quatre titres affûtés de Noé, qui explique que parmi les centaines de chansons bouclées artisanalement dans sa chambre bruxelloise, entre les multiplications de pistes, il a déjà assumé sa part autobiographique: « Oui, celle-là a été accomplie dans toutes ces chansons, à 13 ans, de façon sans doute un peu naïve. Mais je ne peux pas les retravailler parce qu’aujourd’hui, je ne peux plus refaire exactement la même chose! Les quatre chansons qui viennent de sortir sont autobiographiques mais pas strictement. J’ai été obsédé par la première personne mais, très vite, la poésie à la William Cliff ou Guy Goffette a eu une place importante. Et puis j’ai aussi trouvé, en Ardèche, un lieu où je me vide la tête et me dis que je suis vivant. Mais là, pour l’instant , j’ai besoin de cette écriture urbaine, des amis ». Obsédé poétique et sans doute littéraire au vu du bouquin qui dépasse de la poche du manteau de Noé. Livre signé d’une poétesse russe, Marina Tsvetaïeva (1892 – 1941), excentrique, prolifique et suicidée sous la pression du régime stalinien. Noé: « Parler de figures comme Dick le fait avec Marilyn ou Modigliani, et moi de Marina, cela veut quand même dire, au fond, que l’on se sent proches de figures compliquées. »

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Géosentimental

Création en temps de crise? Dick évoque à nouveau Modigliani (mort à 36 ans en 1920), gommant un éventuel parallèle tragique: « On est atteint par l’insuccès, la maladie, il n’y a pas que la gagne ou les grandes visions humanistes. Donc, je suis fasciné par des personnages comme celui-là, mort jeune. Comme par les dernières lettres de Rimbaud. Cela peut paraître curieux parce que je choisis ce que je ne suis pas, c’est-à-dire la déchéance. Parler de Marilyn Monroe, c’est parler d’une intellectuelle qui se fait baiser par un président, malade de son image… » Emmener dans ses chansons sa propre biographie, avec de la distance. Ou Pas. C’est aussi le cas de Noé, dont le nom Preszow viendrait de Slovaquie, sans certitude, et qui, dans les chansons de l’album à venir, pose beaucoup la question des frontières. Annegarn a reculé les siennes en adoubant volontiers ses compagnons berbères – il a un ancrage sentimental et géographique au Maroc – et Noé n’a pas oublié sa propre famille « malmenée, dispersée ». Les deux chanteurs, à des époques et dans des circonstances différentes, posent d’ailleurs la même interrogation sur le destin géosentimental. Noé: « Oui, je suis assez obsédé par les frontières et la question des êtres séparés. Mais dans mes morceaux, il est peu question de la Pologne en tant que telle ou de la slavitude: je parle plutôt de ce que cela donne aujourd’hui. »

Dans mon disque et celui de Noé, on retrouve l’idée d’une enfance qui n’est pas un long fleuve tranquille.

Dick Annegarn

Dick n’est pas loin de ces territoires mêlés qui se multiplient et se fondent au gré de sa vie: Néerlandais, né à La Haye en 1952, il emménage à Bruxelles en 1959 parce que papa est traducteur dans une Europe naissante, puis part vivre en France vers 1973, dans la foulée de son inoxydable tube Bruxelles. Dans l’Hexagone, il va connaître diverses existences, certaines nomades et fauchées. Dick: « Ni les frontières, ni les langues ne correspondent aux nations. Les peuples d’origine n’existent pas vraiment! L’inceste provoque des tarés: que les Gaulois continuent entre eux, ils vont tous finir par avoir un casque à pointe de naissance (sourire). C’est peut-être en empruntant qu’on innove. La nature n’est pas un joli poème de fleurs: là où j’habite, elle est témoin de ce que je suis près d’elle et je la chante. Mon titre Comment cela tombe, c’est une chanson sexuelle sur les fruits… Sinon, je pense que dans mon disque et celui de Noé, on retrouve l’idée d’une enfance qui n’est pas un long fleuve tranquille. Au travers des tourments de Noé, j’ai senti une belle lumière. »

(1) (2) EP Ça ne saurait tarder de Noé Preszow et album Söl de Dick Annegarn, distribués par Pias.

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