Formidable touche-à-tout de la scène jazz londonienne, Tom Skinner a invité Adrian Utley de Portishead et Meshell Ndegeocello sur Kaleidoscopic Visions, son deuxième album solo.
JAZZ
Tom SkinnerKaleidoscopic Visions
Distribué par International Anthem/Brownswood Recordings.
La cote de Focus: 3,5/5
The Underachievers, Melt Yourself Down, Sons of Kemet, Hello Skinny, The Smile… Une simple liste des groupes dans lesquels il a joué et des projets qu’il a montés suffirait à remplir cette critique. Musicien hyperactif de la scène jazz londonienne et plus encore, Tom Skinner prouve à nouveau tout son éclectisme sur un deuxième album solo en forme de diptyque. Si la première moitié de Kaleidoscopic Visions se veut méditative et purement instrumentale, la deuxième s’ouvre aux voix et aux textes, à la soul (The Maxim avec Meshell Ndegeocello, Logue avec Contour) et au rap (See How They Run avec Yaffra) pour mieux représenter le batteur, son univers panoramique et son «lui» intérieur. A la crise de la quarantaine, Skinner a préféré la réflexion et l’introspection. Guidé par cette idée que se questionner soi, c’est aussi mieux comprendre les autres. En avant la musique.
Lorsque sa caméra s’allume, Tom Skinner apparaît chez lui dans un tee-shirt «Stand up for Gaza». Au mur, trônent un poster «Thank God for Immigrants» conçu par Jeremy Deller et un autre de Mon voisin Totoro, chef-d’œuvre de Hayao Miyazaki, poète environnementaliste et féministe de l’animé japonais. Batteur de feu Sons of Kemet (dans lequel s’époumonait le saxophone de Shabaka Hutchings) et de The Smile qu’il anime avec la moitié de Radiohead, Tom Skinner sort avec Kaleidoscopic Visions son deuxième album solo. «Je ne savais pas trop en le fabriquant mais j’ai réalisé que c’était un disque très personnel, raconte-t-il calmement. Je le vois comme une exploration du temps. De la vie, de la naissance, de la mort. L’état du monde pour le moment est atroce. Il est compliqué de savoir quoi faire. J’imagine que beaucoup de gens ressentent la même chose que moi, se sentent démunis et se demandent comment se rendre utiles. En cherchant à l’intérieur, on voit plus clair à l’extérieur. On comprend mieux ce que signifie être un humain. Je pense que c’est un disque humaniste.»
Enregistré avec Tom Herbert (basse), Kareem Dayes (violoncelle), Robert Stillman et Chelsea Carmichael (bois et anches), Kaleidoscopic Visions lui a pris deux ans. «Je voulais essayer d’amplifier le son qu’on avait déjà établi en tant que groupe avec l’album précédent. Développer notre musique, nos connexions. Explorer les possibilités de ce qu’on pouvait faire ensemble avec les instruments dont on joue. Je voulais aussi travailler mes compositions. Sur Voices of Bishara, j’explorais surtout quelque part la musique des autres. Cette fois, j’ai voulu davantage regarder à l’intérieur.»
Yaffra, Ndegeocello & Co
Le batteur de The Smile a embarqué pas mal d’invités dans l’aventure. Notamment Yaffra, un ami de longue date qui a grandi dans les mêmes avenues de la scène musicale londonienne que lui, ou encore le chanteur, musicien et compositeur cinéphile de Caroline du Sud Khari Lucas (alias Contour). «Je l’ai invité à un de nos concerts quand on a tourné en Amérique avec The Smile. J’essaie d’établir des connexions avec les gens.»
Concernant Meshell Ndegeocello, c’est une mentor, une source d’inspiration qu’il a accueillie sur son album. «Je pense que ma sœur avait le CD single de If That’s Your Boyfriend (He Wasn’t Here Last Night). J’adorais cette chanson. J’avais 14 ans quand je l’ai vue pour la première fois à Glastonbury. Ça m’avait complètement retourné. J’ai grandi en écoutant ses disques. On s’est rapproché ces dernières années grâce au batteur de son groupe. C’est génial de collaborer avec quelqu’un qui a été un héros de ton adolescence. Ça dit quand même à quel point elle est ouverte avec sa musique. Puis aussi comment elle voit le monde.»
Pour compléter ce joli casting, Tom Skinner a aussi convié sur deux titres Adrian Utley de Portishead. «Je dois déjà expliquer que j’ai écrit une bonne partie de ce disque à la guitare. Ce n’est pas mon instrument de prédilection, mais ces dernières années, j’ai trouvé que c’était un outil particulièrement utile pour l’écriture. Il a fait naître un autre type de son. Puis le groupe a encore tout fait évoluer de manière plus intéressante que je l’imaginais. Je connais Adrian depuis un bout de temps. On avait déjà joué ensemble par le passé. Il avait mis la main sur un exemplaire de Voices of Bishara et m’avait envoyé un message pour me dire à quel point il l’aimait. Quand il a appris qu’on travaillait sur un nouveau disque, il a proposé ses services.»
«J’ai un problème avec les disques. Je ne peux pas m’empêcher d’en acheter.»
Paul Auster, Thom Yorke et sa mère…
Sur Kaleidoscopic Visions, Tom Skinner rend hommage à l’écrivain Paul Auster, décédé l’an dernier. «J’ai toujours été fan de son écriture, de ses livres. Certains thèmes récurrents dans son travail, comme le hasard et l’intuition, collent à la musique que j’essaie de créer.» Mais aussi à sa mère Margaret Anne qui l’a inspiré, l’a beaucoup soutenu et l’a emmené à un paquet de concerts. Les Bhundu Boys, Herbie Hancock, Wayne Shorter, Chick Corea… «Ça a été important pour moi. A cet âge-là, tu es une éponge. Tu emmagasines tellement d’informations.»
La mère de Tom était elle-même musicienne. «Elle a arrêté de jouer pour se consacrer à sa famille quand elle a accouché de moi. Je décèle du courage, de la force et de la résilience dans ce choix. Mais l’autre principale raison, c’était la misogynie dans le monde de la musique classique. Elle était très frustrée par le fait de ne pas avoir accès à certaines opportunités parce qu’elle était une femme. Dans les années 1970 et 1980, le milieu était si compétitif. Elle a arrêté de donner des concerts mais pas de pratiquer. Elle joue encore du violoncelle incroyablement bien. Elle explore toujours sa musique et celle des autres. Pour elle, ça n’a jamais été une affaire de compétition.»
S’il écoute ces dernière années beaucoup de free jazz et de musique classique contemporaine («des gens comme Morton Feldman, John Cage ou encore Frederic Mompou»), Tom Skinner a grandi avec le métal et le hip-hop. Le rock, la drum’n’bass, la jungle, la house, la techno… «J’ai toujours essayé de garder mes oreilles grandes ouvertes. Je pense que c’est important. Et c’est génial dans une ville comme Londres où tu peux tout explorer.»
L’exaltant et métissé Sons of Kemet représente un moment important de son périple musical. «Shabaka et moi avons fait un gros bout de chemin ensemble. Ce genre de relation et d’amitié collaboratives sont le terreau de tout ce que j’entreprends.» Quand il a rejoint The Smile, Tom Skinner avait déjà travaillé avec Jonny Greenwood, à la demande de ce dernier, pour Paul Thomas Anderson sur la bande originale de The Master (2012), enregistré The Garden de Zero 7 auquel a participé le producteur Nigel Godrich (ils viennent du même genre de quartier) et assuré la première partie d’Atoms for Peace emmené par Thom Yorke avec son groupe Owiny Sigoma Band. «Je gravitais dans l’orbite de Radiohead depuis un moment quand j’ai reçu un e-mail de Jonny me signifiant qu’ils cherchaient des batteurs. On a jammé et je ne les ai plus vus pendant un an», sourit-il. Yorke a rarement semblé aussi épanoui qu’aujourd’hui. «J’imagine qu’il est différent de ce qu’il était auparavant. Avec The Smile, il y a moins de pression et d’attentes. Puis il a grandi. Il a appris à laisser couler, à laisser les choses se passer et à les apprécier dans l’instant. Je ne sais pas quand mais je suis convaincu qu’il y aura davantage de musique à un moment.»