Rencontre avec Geoff Barrow et Katalyst pour le nouveau Quakers: « Myspace nous manque »
Alors qu’ils viennent de sortir The Next Wave, le formidable deuxième album de Quakers, Geoff Barrow (Beak>, Portishead) et Ashley « Katalyst » Anderson parlent rap, beats, cinéma et Myspace.
Synchronisation des montres, comme disait Parker Lewis. Il est 10 heures à Bristol et 21 heures déjà du côté de Sydney. Geoff Barrow est chez lui, dans la ville natale de Cary Grant et la capitale mondiale du graffiti. Frais et dispo. Ashley Anderson est en Australie dans son studio. Yeux fatigués, casquette sur la tête et mur de vinyles dans le dos. On ne présente plus Barrow (baptisé Fuzzface pour l’occasion), batteur et bidouilleur de Portishead, pionnier du trip-hop réincarné dans le kraut (Beak>) et les musiques de films. On connaît moins Anderson, alias Katalyst ou Supa K, DJ et producteur des antipodes qui défend depuis des années la cause d’un hip-hop intelligent. Bavards, disponibles, les deux hommes racontent The Next Wave et leur rapport fusionnel au hip-hop.
Quand a germé l’idée de ce deuxième album?
Geoff Barrow: Il y a quatre ans, non? Après la sortie du premier?
Supa K: Je ne sais pas à quel moment on a pris la ferme décision de lui donner une suite. Ce n’était la principale préoccupation pour aucun d’entre nous à vrai dire. Perso, j’ai déménagé, j’ai dû réaménager mon studio. C’est venu quand ça devait.
Le processus de fonctionnement est resté le même? Comment avez-vous choisi votre trentaine de MC?
Supa K: La différence la plus fondamentale, c’est que Myspace a disparu. Geoff et moi y avions trouvé beaucoup des rappeurs du premier album. Myspace nous manque. C’était un super endroit, non? C’était vraiment basé sur la musique. Contrairement à la plupart des réseaux sociaux actuels. Sophie du label Stones Throw nous a pas mal aidés. Elle est en contact avec beaucoup de MC underground. Elle m’a filé des pistes. On a checké tout ça avec Geoff. Après, on a fouillé sur Internet. C’est un bon moyen d’aborder le truc. Beaucoup de villes n’ont pas spécialement de visibilité dans les médias.
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Vous avez utilisé SoundCloud, Bandcamp?
Supa K: Seulement quand on avait déjà repéré une chanson. Myspace était différent. Tu tombais sur un rappeur comme Guilty Simpson. Il avait cinq ou dix potes artistes. Tu cliquais de l’un à l’autre. Ça finissait par représenter beaucoup de monde et de découvertes.
Geoff Barrow: Je pense que c’est beaucoup plus compliqué maintenant. Si tu vas sur Twitter et regardes qui suit qui, tu n’es pas sorti de l’auberge… Myspace était un truc de fans et d’artistes. On a aussi ressorti quelques rappeurs du premier album -Jonwayne, Phat Kat- et contacté des MC qui ont disparu et arrêté la musique.
Supa K: J’ai utilisé Facebook également. Je suis membre de différents groupes où les internautes partagent des clips. C’est comme ça, par exemple, que je suis tombé sur Chester Watson. Après, il faut voir si ça les intéresse de participer au projet, mais on a de la chance, la plupart du temps c’est le cas. On essaie toujours de rendre justice à leur art.
Geoff Barrow: De manière générale, on ne rencontre pas les rappeurs. On ne se retrouve jamais au même endroit qu’eux. Mais c’est toujours un chouette feeling. Le hip-hop game underground américain est tellement varié, si vaste. On essaie tant que faire se peut de mettre ça en lumière. Quakers a du crédit, musicalement parlant. Puis, on ne les emprisonne pas avec des contrats.
Supa K: De toute façon, c’est pour la musique qu’ils le font. Certainement pas pour le pognon.
Geoff, tu t’es moins impliqué dans ce nouvel album?
Geoff Barrow: J’avais un tas de beats sur le premier. J’en ai moins sur celui-ci. Pour être honnête, à cause de tout ce que j’ai à côté, je n’ai pas été capable de m’investir davantage. J’ai fait pas mal de trucs. La principale, ça a été Beak>. Les enregistrements, les concerts. Je compose des musiques de films aussi (Ex Machina, Annihilation, Luce…). Et ce depuis un petit bout de temps maintenant. Je cherchais à me pousser plus loin musicalement parlant. J’ai toujours été fort branché par le cinéma. Et je voulais m’instruire, vivre une nouvelle expérience d’apprentissage. La suite? Rien de prévu avec Portishead. Mais toujours plus, plus, plus… Pour l’instant, j’écris des films. Je bosse sur deux projets. Je ne peux rien dire mais c’est la prochaine étape.
Supa K: On fait tous des beats. On aime tous le hip-hop. Et celui qui a le plus de temps, qui est le plus inspiré, met davantage de choses sur table. À la fin de la journée, Quakers, c’est des sons qu’on aime tous les trois (l’ingé son Stuart Matthews complète l’équipe, NDLR). Peu importe de qui est venue l’idée. Là, j’ai eu davantage l’occasion que les autres de m’y consacrer.
Vous avez déclaré que le rap avait été votre punk. Qu’entendiez-vous par là?
Supa K: Public Enemy. C’est ça la réponse. Tomber sur ces mecs à la radio pour la première fois, c’était comme entendre les Sex Pistols ou je ne sais quel groupe de punk hardcore… Ils parlaient en militants. C’était anti-establishment.
Geoff Barrow: Pareil pour moi. On a vécu les mêmes expériences.
Supa K: On a le même âge. On a été confrontés au hip-hop au même moment de nos vies. Ça m’a retourné la tête. Les paroles, ce à quoi ça t’exposait. C’est le genre de gens qui t’amènent à regarder les choses autrement. De la musique qui fait réfléchir.
Geoff Barrow: Elle dénonçait la corruption de masse, au niveau gouvernemental notamment. Je me sentais comme un petit garçon. J’ai entendu ça et j’ai eu l’impression d’être devenu un homme. Quel coup sur la tête! Il y a encore des gens qui font ça aujourd’hui mais de manière plus discrète. Ce sont des instantanés de l’Amérique à travers sa culture africaine. C’est bizarre d’être des hommes blancs d’âge moyen et de servir de conduit à ces textes. Ça ne devrait pas être à des mecs comme nous de donner la parole à des Afro-Américains. Ça devrait être bien différent… Surtout aujourd’hui. Mais ça semble marcher malgré tout.
Quand vous étiez adolescents, vous découvriez les rappeurs comment?
Supa K: On devait lire les magazines. Acheter The Source ou des trucs du genre. écouter des émissions de radio. Au début des années 90, quand on a embrassé cette culture, il fallait aussi fréquenter les magasins de disques indés.
Geoff Barrow: En Angleterre, on avait des DJ comme Mike Allen et Tim Westwood sur les ondes. Via le breakdance aussi. Tu désespérais en cherchant des images de Grandmaster Flash, par exemple en train de scratcher… Mais tu avais des films comme Beat Street et Wild Style. On avait les DMC World DJ Championships aussi. Une compétition internationale. Ça a été une révélation et un réveil culturels. Schoolly D, Run DMC… C’était l’ère des cassettes et des VHS. On n’avait pas d’émission télé. Il a fallu attendre MTV. Et encore, au début, MTV refusait de passer ce rap de Blacks…
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Il y a deux rappeuses sur votre disque: Sampa The Great et Boog Brown…
Supa K: On aurait davantage de voix féminines si on pouvait les trouver. On cherche. Le hip-hop reste un milieu dominé par les mâles. Mais il y a des rappeuses talentueuses qui grimpent. Surtout dans le mainstream. Il y a une nouvelle vague. Des gens comme Queen Latifah ont attiré des rappeuses dans leur sillage. J’ai bossé avec beaucoup de MC. Dead Prez et compagnie. Et je peux te dire que Sampa fait partie des meilleurs. Elle est venue, a écouté le beat sur disque, a écrit les paroles dans mon appartement et les a enregistrées en une prise. J’apprécie aussi ce qu’il y a derrière. Ça fait du bien les gens qui ont des choses à dire et utilisent les projecteurs pour véhiculer un message positif.
Geoff Barrow: On ne doit pas se contenter de vouloir qu’il y ait davantage de femmes, on doit se bouger pour que ce soit le cas.
Vous avez aussi sorti une mixtape cette année.
Supa K: J’avais quelques beats. Je les ai envoyés à Stones Throw qui était intéressé de les sortir. Geoff pensait que c’était une bonne idée. Ça fait partie de la campagne. Puis ça parle aux gens qui préfèrent les beats au rap.
Geoff Barrow: J’aime le concept. L’idée que ça ait le droit à une vraie sortie. Tu as des beats et des beatmakers partout. Tu finis par être englouti par cette culture. Et il y a beaucoup de merdes (rires). Je ne dis pas que ce qu’on fait est mieux, mais c’est bien d’offrir de la visibilité à ce travail.
Supa K: Avec l’aspect visuel et le boulot d’Alan Easter, ça devient une expérience. C’est un chouette package. J’aime un bon rap mais ce n’est pas le cas de tout le monde.
Vous embauchez quasi exclusivement des rappeurs américains. Vous avez déjà imaginé explorer d’autres terrains?
Supa K: Quakers international…
Geoff Barrow: Ce serait génial. Mais ça prendrait un temps de dingue. On devrait embaucher quelqu’un pour tout le boulot de recherche. Puis, il faut faire attention quand tu joues avec des langues qui ne te sont pas familières. Je pense notamment à la France et à ses cultures urbaines. Il y a eu pas mal de problèmes avec l’homophobie, le sexisme. Je ne dis pas que c’est une majorité. C’est génial de manière générale de voir les choses changer dans cette musique pour le moment avec beaucoup plus d’acceptation. Mais il faut être vraiment prudent. On ne veut pas faire taire les gens. En particulier des gens avec des backgrounds dont on n’a même pas conscience. C’est difficile politiquement. La censure, c’est un sale bazar. Surtout quand elle vient de deux mecs blancs au milieu de leur vie. Donc, il faut bien choisir avec qui tu collabores.
Quid de la scène anglaise?
Geoff Barrow: Il y a des trucs mais je suis trop vieux pour être au courant de tout ça. Il faut s’immerger.
Supa K: Comme dans tout. Que ce soit le rap ou les musiques de films. Tu as appris un tas de choses dans le domaine entre le premier et le deuxième Quakers d’ailleurs. Moi, j’ai bougé à la campagne et j’ai dû apprendre à régénérer la terre sur laquelle je vivais. Ça prend du temps de planter des arbres. Tu perds un peu le contact avec ce qui se passe dans la musique…
La scène hip-hop australienne va nous prendre d’assaut comme vos groupes à guitares?
Supa K: Certains accents fonctionnent moins bien avec le rap. Le hip-hop australien n’est pas fait pour tout le monde. J’y suis habitué, je peux apprécier quand il est de qualité, mais ce n’est pas un accent qui voyagerait très bien, je pense. Je n’ai pas l’impression qu’on va avoir un Tame Impala du rap australien. On a eu les Hilltop Hoods mais ça ne s’est pas traduit comme certains l’imaginaient. Il y aura des trucs « aussie » plus internationaux dans le futur. Il y a différentes couleurs et du potentiel mais je ne vois pas venir l’assaut. Nos racines sont tellement rock. AC/DC et tous ces trucs sont ancrés dans notre culture mais les musiques noires, les musiques urbaines sont encore nouvelles dans ce pays. Il n’y a jamais eu beaucoup de Noirs ici à part les indigènes australiens. Les Aborigènes ont été marginalisés comme les Indiens d’Amérique et tous ces autochtones partout dans le monde qui ont été colonisés. L’Angleterre a l’influence jamaïcaine, les États-Unis celle des afro-américains, mais en Australie, c’est autre chose. On a eu une culture musicale blanche jusqu’à ce que la musique urbaine emporte tout avec sa force de frappe et ses chiffres sur le marché.
Comment ça se passe avec votre label Invada?
Geoff Barrow: On a monté tout ça avec Ash. C’était un label australien à la base. On a sorti le premier disque d’Ashley dessus. Quand j’habitais là-bas, on a passé beaucoup de temps ensemble. Il travaillait sur un album. On l’a proposé à des maisons de disques mais elles ne savaient pas du tout quoi en faire. On s’est donc dit qu’on allait le sortir nous-mêmes et on a fondé Invada. Quand je suis rentré en Angleterre, j’ai ouvert Invada UK. On n’a jamais pris d’argent aux gros labels, aux distributeurs. On a toujours financé nous-mêmes. Et maintenant, on rencontre du succès. On signe ce qu’on veut. Billy Nomates, ou tout récemment un truc américain très engagé, Divide and Dissolve. On continue d’avancer. Mais c’est compliqué avec le Covid.
De quoi a besoin un artiste pour se retrouver chez Invada?
Geoff Barrow: Juste d’être fucking good. Quoi que tu fasses, fais-le bien. Parfois, on vend 1.000 disques, parfois on en vend 30.000. On est sur un deal fifty-fity. On est un label basé sur les artistes. L’accordéoniste Mario Batkovic, par exemple, est l’un des plus géniaux musiciens que j’ai eu l’occasion d’approcher. Dès que je l’ai entendu, je me suis dit qu’on devait sortir son disque. Il bosse sur un nouvel album. C’est collaboratif. Vraiment brillant. On veut le sortir l’an prochain. Mario est un peu le Colin Stetson de l’accordéon. J’adorerais sortir Colin Stetson, d’ailleurs. J’en rêve.
Quakers II: The Next Wave, distribué par Invada/Pias. ****
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