Rap et polémiques: “L’art n’est pas diplomate”
Le rap est-il le poil à gratter désinhibé de la pop culture? On ouvre le débat avec la philosophe Benjamine Weill et le sociologue Karim Hammou.
Malgré son immense popularité, le rap fait régulièrement l’objet de polémiques. La faute aux médias qui n’ont toujours pas intégré les codes du genre? Ou au rap lui-même qui, en revendiquant le second degré et le droit à la fiction, joue avec le feu? Nous avons posé la question à deux spécialistes( l’échange résume les interviews réalisées par téléphone avec la première, et par mail avec le second). Amatrice de rap depuis l’adolescence, Benjamine Weill est philosophe et a sorti au printemps dernier À qui profite le sale. Sociologue, Karim Hammou a lui publié en 2022 l’ouvrage 40 ans de musiques hip-hop en France, en collaboration avec Marie Sonnette-Manouguian.
Quelle est votre lecture de l’affaire Médine?
Benjamine Weill: C’est une polémique. Avec tout ce que cela implique d’un peu vain: beaucoup de bruit pour pas grand-chose. Je constate qu’on tombe sur Médine. Mais quand le Figaro a publié par exemple une série de papiers cet été sur des grands personnages vichystes, tels Maurice Papon, ou surtout Maurice Barrès, ça n’a ému personne… Je ne peux pas m’empêcher de me dire qu’à travers la polémique autour de Médine, il y a surtout une focalisation, sur un rappeur musulman. Les deux sont importants: s’il avait été juste musulman, il aurait peut-être moins “pris”. Dans le cas de Médine, c’est un musulman qui a une voix qui porte. En fait, pour moi, toute cette histoire est révélatrice de la manière dont le système -qui est celui de la blanchité- va pointer du doigt un rappeur comme Médine et le taxer d’antisémitisme pour ne pas voir le sien, pour éviter même d’avoir à le questionner.
Au-delà du cas Médine, comment expliquer que le rap génère aussi souvent la controverse?
B.W.: Je dirais qu’il y a plutôt une tendance du système politique français à récupérer tout ce qu’il peut, notamment le rap. Le rap est un art comme un autre et, à ce titre, relève, au niveau juridique, de la création totale. Ce qui fait d’ailleurs que tous les procès pour incitation à la haine par exemple ont toujours été gagnés par les rappeurs. Donc en tant que tel, le problème n’est pas tant du côté du rap, mais plutôt du côté du politique qui nie systématiquement la capacité des rappeurs à pouvoir créer de la fiction et à jouir d’une liberté d’expression dans la création. Il y a une volonté qu’il n’ait pas droit de cité, presque au sens politique du terme. Ce qui ne veut pas dire que le rap est parfait et qu’il n’a pas de questions à se poser. Quelqu’un comme Freeze Corleone, par exemple, pose vraiment question, parce que, dans sa communication notamment, il surfe avec le complotisme.
Karim Hammou: Le rap fait débat, volontairement, parce qu’une partie importante de ses artistes ont porté sous une forme conflictuelle plutôt que consensuelle des questions politiques. Et qu’ils et elles sont nombreux à combiner un usage vulgaire de langue avec des formes d’écriture plus conventionnelles dans la chanson. Le rap fait aussi débat involontairement parce qu’il reste associé depuis 30 ans à une catégorie stigmatisée de la population, la jeunesse masculine non-blanche des quartiers populaires, catégorie désormais régie dans l’espace public médiatique par une logique de la menace et du soupçon. La figure publique de Médine condense ces deux dimensions et y ajoute le symbole d’un artiste musulman engagé contre l’islamophobie. C’est d’abord dans cette matrice que les premières controverses de grande ampleur sont nées, à la fin des années 90 et dans les années 2000: des formules choc portées par des artistes incarnant une forme d’altérité dans les espaces publics médiatiques. Ces controverses ont touché des rappeurs qui dénonçaient le racisme, les violences policières, le rôle de l’État dans la production des inégalités. Elles revêtaient sans ambiguïté une dimension nationaliste et réactionnaire.
Benjamine Weill: “Le rap comme le punk font partie de ces mouvements qui ne s’embarrassent pas forcément de fioritures. Mais ça reste de l’art.
Par rapport aux autres genres musicaux, le rap n’utilise-t-il pas plus volontiers l’outil de la provocation?
B.W.: Oui, le rap est cru et cash là où pop et variété vont davantage enrober. Mais cette crudité, on l’a retrouvée aussi dans le punk. Un titre comme Salut à toi, de Bérurier Noir, c’est très clair. On retrouvait aussi dans le punk la réappropriation d’attributs militaires, y compris nazis. Le rap comme le punk font partie de ces mouvements qui ne s’embarrassent pas forcément de fioritures. Mais ça reste de l’art. Duchamp et ses urinoirs crades, c’est de l’art. Pourquoi le rap ne le serait-il pas? L’art n’est pas diplomate, ou n’a pas à l’être. Il doit même choquer, il doit obliger à penser.
Les controverses liées au rap sont-elles plus ou moins nombreuses, maintenant qu’il est devenu extrêmement populaire?
K.H.: La grande popularité du rap laisse, me semble-t-il, la fréquence des controverses inchangée. En tant que créateurs d’œuvres, a fortiori lorsqu’ils privilégient des formules choc, il est normal que les rappeurs fassent l’objet de critiques. En tant que personnalités publiques également, il n’y a pas de raison de considérer que les propos des rappeurs sont au-dessus de tout débat. Mais la critique n’est pas synonyme d’ostracisation de l’espace public. Et le débat peut se faire sans décontextualiser les paroles ou les propos d’un artiste, sans recourir au procédé du déshonneur par association -untel a participé à un événement avec untel, lui-même défini comme infréquentable-, ou encore sans l’outrance que l’extrême droite a banalisée depuis 20 ans dans le traitement médiatique du rap, et qu’une large frange du monde politique a désormais reprise à son compte.
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