Quarante ans d’Igloo Records: « En jazz, le niveau technique a explosé »

Antoine Pierre, un batteur-compositeur qui explore le jazz au-delà de ses cercles contigus. © Philippe Cornet
Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Conçu comme label refuge du jazz belge il y a quarante ans, Igloo Records a élargi son pedigree au fil des décennies et glané des galons exploratoires.

Avec son allure de jeune Eric Clapton, le guitariste Guillaume Vierset tire des accords jazzyfiants d’une splendide Gibson rouge. La partition flambe sur la scène du théâtre Marni, à Bruxelles. LG Jazz Collective, un nom un rien clinique pour une musique qui ne l’est pas, se produit en cette soirée de mi-septembre 2018 où l’on fête les 40 ans d’Igloo (1). Une célébration pour laquelle Sacha Toorop, chanteur au CV pop-rock fleuri, rejoint le prodige guitariste et les autres musiciens via un Happy Birthday déjà d’anthologie. Ce soir-là, dans la salle ixelloise, si le jazz reste la colonne vertébrale des deux concerts, celle également du quatuor du trompettiste Jean-Paul Estiévenart, il en prend aussi les dernières tonalités polyglottes. A l’image du batteur Antoine Pierre – présent dans les deux formations du jour – qui remplit l’espace d’une rythmique malléable: on dirait du Dali période montres molles qui durciraient, ou pas, selon les circonstances.

A 26 ans, le Liégeois passé par New York et le conservatoire de Bruxelles, sa ville de résidence, personnifie aussi ce que l’on pourrait nommer la « virtuosité multiple ». Y compris celle de l’imagination. Où l’instrumentiste devenu compositeur, souvent diplômé d’une institution reconnue, explore le jazz au-delà de ses cercles contigus. En plus de visiter des formations amies, Antoine Pierre se produit dans TaxiWars – le funky groupe de Tom Barman -, prépare un nouveau projet pour 2019 baptisé NextApe et a réalisé deux albums sous le patronyme d’Urbex pour Igloo Records. « Igloo est un nom que j’entends depuis tout petit! s’enthousiasme-t-il. Le label s’est imposé avec des albums à la Chet Baker et le jour où j’ai eu envie de faire mon premier disque, je me suis naturellement rendu chez Igloo avec mes idées, et j’ai présenté mes musiques via un petit exposé. L’équipe m’a d’emblée fait confiance et n’a pas arrêté depuis lors. On travaille main dans la main et je crois que tous ont envie d’avancer musicalement, pas uniquement de vivre par ce qu’ils ont été autrefois. »

Fantasme poétique

D’autrefois à aujourd’hui, c’est « 457 références d’albums », explique Daniel Sotiaux, fondateur d’Igloo en 1978. Sur la scène du Marni, cet amateur d’arts plastiques, né en 1954, ayant fait carrière dans la diplomatie, rappelle brièvement la dévotion de cette entreprise discographique « où les membres du conseil d’administration ne touchent pas de jeton de présence ». Peut-être par plaisir de fréquenter un catalogue qui inclut un vaste contingent du jazz belge, de la génération Philip Catherine – Steve Houben – Michel Herr à celle actuelle des Antoine Pierre et Melanie De Biasio, qui y enregistre son tout premier album, A Stomach Is Burning, en 2007. En passant par des références patrimoniales comme celles du vibraphoniste Sadi, star jazz de la télé publique du début des années 1970. Et puis Igloo, c’est aussi un groove transfrontalier aux senteurs de légende, par exemple lorsque le trompettiste américain Chet Baker, échoué en Europe dans ses vapeurs d’héroïne, boucle un somptueux album avec Philip Catherine – notre Jimi Hendrix jazzy – et le contrebassiste Jean-Louis Rassinfosse: Crystal Bells en 1985.

Cette belle aventure se fonde sur un fantasme poétique, littéralement. « J’avais fait des études de journalisme, précise Daniel Sotiaux, été objecteur de conscience, et on était dans cette idée de s’approprier les moyens de production culturelle d’une époque où fleurissaient les radios libres, les télés communautaires mais aussi des compagnies théâtrales comme le Plan K ou le Varia. Une nuit, vers les 2-3 heures du matin […], j’ai eu une conversation avec le poète Jean-Paul Ganty qui voulait faire un disque de récitation, et je me suis dit: « Allons-y, créons une structure et enregistrons ces poèmes ». » De fait, Jean-Paul Ganty par Jean-Paul Ganty, avec des titres récités sans musique, comme Lettre aux recteurs des universités européennes signé Artaud ou Ma femme d’André Breton, est bel et bien le premier acte vinylique d’Igloo Records. Quarante ans plus tard, cette incongruité figure dans un catalogue qui s’autorise des labels cousins comme Igloo Mondo ou le seminal Franc’Amour, ce dernier ayant par exemple popularisé la jeune Maurane en solo, la plongeant aussi dans le jazz du trio HLM, Houben, Loos, Maurane. Toujours le sens des connections fertiles.

Daniel Leon:
Daniel Leon: « En jazz, l’éducation musicale a énormément progressé. »© Philippe Cornet

Niveau technique explosé

Maurane, Melanie De Biasio, Chet Baker, le poète Jean-Paul Ganty et plusieurs centaines de musiciens enregistrant pour Igloo sont passés par les oreilles et manettes de l’ingénieur du son et producteur Daniel Léon. A la veille de sa retraite après trente-huit ans d’enseignement à l’Insas, où il a également étudié, Daniel Léon nous reçoit dans son studio, proche du Cinquantenaire, à Bruxelles. Au fond, quels sont les plus grands changements survenus en quarante années? « Je pense qu’en jazz, l’éducation musicale a énormément progressé, notamment par les initiatives du conservatoire de Liège, accueillant entre autres les classes d’improvisation de Garrett List. Le niveau technique a explosé, aujourd’hui, il est difficile de trouver un pianiste sortant d’une école, qui ne joue pas bien! Cela peut aussi davantage formater les instrumentistes et il est difficile de savoir si cela a boosté leur créativité. Les studios ont considérablement progressé: les erreurs ou approximations de jeu peuvent être beaucoup plus facilement corrigées que dans les années 1970-1980. »

Existe-t-il un « son Igloo »? Daniel Léon répond plutôt non, tout en pointant qu’il « y a des choses que je ne ferai jamais sur un disque »… et en évoquant une étourdissante collection de micros – 300 pièces dont des trésors vintage – et deux pianos, dont un Steinway D, « en neuf, le prix d’une Ferrari », qui permettent d’atteindre la meilleure des qualités sonores. Ses deux Igloo préférés? « Le travail de Diederik Wissels, pianiste-compositeur incarnant splendidement l’idée d’un jazz européen et puis l’oeuvre de Pierre Van Dormael (1952 – 2008), dont l’album Vivaces en 2002, synthétise toutes les options sur la diversité musicale et la musicalité. » Une possible définition d’un éclectisme nommé Igloo.

(1) L’anniversaire des 40 ans d’Igloo se poursuit, le 12 octobre, au Palais des beaux-arts de Charleroi et le 20 octobre à L’An Vert, à Liège. www.igloorecords.be

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content