Quand le raï écrit son incroyable histoire

De Barbès à Oran, Hadj Sameer est parti sur les traces du raï. Il a terminé le périple avec une mixtape et une série documentaire. © zed/arte
Julien Broquet
Julien Broquet Journaliste musique et télé

Alors que Born Bad s’apprête à sortir une compilation de ses folles années 80 et qu’Arte lui consacre une série documentaire, l’un de ses coscénaristes, Hadj Sameer, nous guide à travers l’incroyable histoire du raï.

Raï Is Not Dead. Le titre de la série documentaire en six courts épisodes disponible sur Arte.tv est autant un constat qu’une promesse. Non, le raï n’est pas mort. Il a juste quelque peu disparu des radars occidentaux. D’origine algérienne, coscénariste et fil rouge du projet, Hadj Sameer est collectionneur de disques et de cassettes du monde entier, DJ et patron de label (Earthwave Records). “Malheureusement, beaucoup de gens se sont approprié ce genre et l’ont mal raconté. Ou, du moins, ils se sont focalisés sur ses faces sombres et l’ont présenté comme une musique de drogués, de cabarets, d’exubérance, de chair. Le raï est bien plus complexe et riche que ça.” La définition du Larousse laisse de la place. Elle le décrit comme un genre littéraire et musical arabe, une improvisation poétique chantée traditionnelle au Maghreb (en particulier dans l’ouest algérien), exprimant une vision du monde propre à son auteur.

Musique hybride et urbaine, le raï -traduisez par opinion, point de vue- a germé dans la région d’Oran au début du XXe siècle. Il trouve ses origines chez les medahates, des groupes de femmes qui chantaient des louanges, religieuses ou parfois très crues, dans les mariages. Il s’est également nourri des troubadours locaux, ces chroniqueurs qui transmettaient les nouvelles et les faits divers. “Pour moi, le raï est à la fois une musique de fête et une musique qui raconte des choses, développe Hadj Sameer. Elle peut se faire plaintive ou revendicatrice. Au final, elle a toujours porté ses messages avec beaucoup d’émotion que ce soit dans ses sonorités ou dans les paroles et thèmes abordés. Le raï raconte l’Histoire d’un peuple, d’une diaspora. De gens tout simplement. Il a aussi été un moyen de communiquer pour la jeunesse. Je pense notamment aux années 90 et à la guerre civile.” Période durant laquelle Cheb Hasni, son rossignol, a été assassiné.

L’affichage de ce contenu a été bloqué pour respecter vos choix en matière de cookies. Cliquez ici pour régler vos préférences en matière de cookies et afficher le contenu.
Vous pouvez modifier vos choix à tout moment en cliquant sur « Paramètres des cookies » en bas du site.

Figures “incarnantes”

Au cours des années pré- et post-indépendance (1950-1970), le raï s’est urbanisé grâce à une génération qui a grandi entre bitume et béton, au son de la flûte traditionnelle, mais aussi et surtout à l’écoute du twist, de la variété française et du rock”, écrit Rabah Mezouane dans le livret d’une compilation à sortir chez Born Bad. Largement ouvert aux influences occidentales, le raï voit apparaître la guitare électrique, la trompette, le violon… Jusqu’à l’arrivée dans les années 80 d’un instrument qui joue un rôle prépondérant dans son évolution: le synthétiseur. “C’est rendu possible par Rachid et Fethi, deux frères de Tlemcen, issus d’une riche famille de bijoutiers, reprend Hadj Sameer. Rachid et Fethi avaient les moyens de voyager, d’importer et d’inscrire des instruments modernes dans le pays. Ils ont bâti le plus gros studio d’Afrique et permis à des artistes comme Cheb Khaled de s’épanouir artistiquement, d’émerger et d’être reconnu internationalement. Rachid et Fethi ont produit et modernisé le raï à leur sauce. Ils avaient une culture musicale très large et s’intéressaient notamment à l’illustration sonore, aux musiques électroniques et à des gens comme Jean- Michel Jarre.Les eighties pour le raï, c’est l’introduction du synthétiseur, des boîtes à rythmes, de sons qui font des tubes. “On peut aussi parler des tables de mixage, des amplis… Rachid et Fethi ont vraiment apporté une touche moderne au niveau des infrastructures. Sans les synthés, le raï n’aurait jamais pu ainsi traverser la Méditerranée.

Cheb Hasni
Cheb Hasni © getty images

Hadj Sameer est né en 1990. Il a vu le genre évoluer aux niveaux sonore, visuel et esthétique au rythme de ses séjours au bled. “En Algérie, il est dans la rue. Il est dans les fêtes. Il est partout. Et en France, il a changé ma vision du monde. Parce que c’était la première fois, le sport et l’humour (on avait Smaïn) mis à part, que je voyais des figures “incarnantes” la culture maghrébine. Avec Cheb Khaled, Rachid Taha aussi plus tard, même si c’est plus du rock beur que du raï, on s’est dit: “Waw, il y a des gens qui nous ressemblent à la télé.” On ne s’en rend pas compte quand on est petit. Mais à la préadolescence, on réalise qu’on est un peu différent des autres. De par la catégorie sociale à laquelle on appartient. De par l’origine ethnique, de par la religion. Les voir apparaître, rester, être médiatisés, appréciés, c’était quelque chose… Une autre époque. Proche, par extension dans le sport, de la France black-blanc-beur de 1998.”

Raz-de-marée

L’Algérie vient d’une culture des musiques arabes classiques et arabo-andalouses. On a le chaâbi, le malouf. Des styles très académiques, très orchestrés. Le raï a tout chamboulé. Le raï est une musique de la rue. Les autres étaient des musiques des hautes sphères. Alors qu’aucune ne racontait ce qu’il se passait dans les milieux populaires, le raï est venu parler de la ruralité en Algérie, des quartiers pauvres des grandes villes, de cette population un peu aliénée. Il lui a créé un espace d’expression.

Décrié pour ses textes crus voire vulgaires, le raï a longtemps été interdit en radio et à la télévision en Algérie. Chanteuse sans tabou née en 1923, adepte de la métaphore et du double sens, Cheikha Remitti est l’une de ses figures tutélaires mais a sans cesse était censurée, boudée par les officiels de son pays et même certains intellectuels. Ses morceaux parlent de vie quotidienne, de résistance, de condition des femmes, de désir, de sexualité. Politique, cette musique qui a tant fait danser? “Engagée. C’est différent. L’engagement est propre à chacun, là où la politique est systémique. Le raï n’est pas politique pour l’ensemble du peuple algérien. Tout dépend de ce que les artistes veulent véhiculer et de ce que les gens y projettent. La frontière est poreuse. Mais au final, un peuple en souffrance, un peuple qui a vécu des événements déterminants tout au long de son existence, est quelque part toujours engagé. En racontant même simplement ou naïvement ce qui s’est passé dans leur vie, ces artistes sont dans l’engagement. Ils transmettent une mémoire. On parle d’un récit sonore qui a accompagné les Algériens dans tous les moments historiques de leur vie au cours du siècle dernier… La fin du colonialisme, l’indépendance, la post indépendance, les vagues migratoires d’ouvriers qui sont partis bosser en France pour aider leur famille dans leurs terres d’origine, l’exode. Puis ensuite la jeunesse qui a connu la guerre civile dans les années 90. Avec d’autres thématiques sous-jacentes comme le racisme en France. Le déracinement.”

La diaspora a mis le raï en relief grâce à l’exode transméditerranéen et à l’attachement des Algériens à leur pays d’origine. Il a répondu au mal du pays. “Plein d’acteurs ont joué un rôle déterminant. Des compositeurs, des producteurs. Le raï s’est mélangé à d’autres musiques, à des percus africaines… Ça s’est affirmé avec des albums fusion comme le projet Kutché de Cheb Khaled et Safy Boutella. Ces sonorités ont touché tout le monde en même temps.

Si le raï raconte à travers la multiplicité de ses points de vue et histoires personnelles une Histoire de l’Algérie, son succès auprès des Occidentaux est quand même essentiellement festif. Sa compréhension a forcément été freinée par la barrière linguistique. “Après, les auditeurs ont cherché à savoir qui étaient ces artistes. Il y a eu un travail de vulgarisation. En France, on a un pays multiculturel. Tu pouvais avoir un voisin algérien, un postier marocain, un boulanger tunisien. Tu pouvais faire ton marché à Belleville et entendre du raï dans la rue s’échapper des magasins de cassettes. Durant ces années-là, on a tous été impactés. Directement ou pas.Gorgé d’émotion, le raï est une musique qui s’adresse plus au cœur qu’à l’intellect.Mais quoi qu’il arrive, les deux sont indissociables. Parce que le cœur fait forcément réfléchir à un moment.

Cheikha Remitti
Cheikha Remitti © getty images

11-Septembre et dérapages

S’il a fêté l’an dernier son inscription au patrimoine immatériel de l’humanité et est passé en 50 ans d’un cabaret caché d’Oran à la mi-temps du Superbowl, le raï a depuis le début du siècle perdu de sa visibilité et de sa superbe… “Le plus grand ennemi du raï, ça a toujours été le raï lui-même. De par ses rivalités. De par les choses auxquelles il a pu être associé. La fête, les cabarets, la drogue, l’alcool. Mais il a aussi été clairement victime d’un boycott systémique et international de la part de l’industrie musicale après le 11 septembre 2001.” Il a également souffert des dérapages de certaines figures incarnantes. “J’imagine que si Johnny Hallyday avait dérapé, le rock français aurait aussi pris un gros coup sur la tête. On parle quand même d’artistes issus à 99% de milieux pauvres, qui ont connu une ascension fulgurante d’un point de vue musical et sociétal. Et qui, dans le cas de certains, en ont embrassé les vices.”

Dans Raï Is Not Dead, Cheb Hindi déclare que sa génération a construit le raï et que la nouvelle l’a détruit. “Je comprends mais je tiens à apporter des nuances. Le raï, c’est de la confrontation, du débat, des chocs de scène, des rivalités entre les générations. Mais c’est aussi de l’acceptation, de la transmission. On a une jeunesse en action. Dans l’air du temps, moderne. Et qui n’oublie pas le passé.”

Le raï semble arriver à un nouveau tournant. “Les premiers à reprocher au raï son évolution sont justement ceux qui y ont jadis apporté une trompette, un accordéon, une guitare rythmique. Mais on arrive tout doucement à la fin d’un cycle, celui d’un raï aux voix transformées à l’autotune. Pour l’instant, je caricature, mais on est quand même beaucoup dans un raï industriel. YouTube, plateformes… Il y a donc comme dans le hip-hop et la pop urbaine une consommation rapide. Des nouveaux buzz chaque semaine. Et des éditeurs qui, souvent, n’apprécient pas la musique à sa juste valeur. Je pense que les gens reviendront tôt ou tard aux sources. On ne retrouvera pas un raï des années 80 ou 90. En revanche, j’ai l’impression que l’empreinte du passé sera plus proéminente.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content