Serge Coosemans

Prince: pendant des heures je vais vous étonner, baby

Serge Coosemans Chroniqueur

Musicien génial, control-freak réactionnaire en guerre contre le Web, obsédé sexuel devenu Témoin de Jéhovah, hétéro surjouant la folle moustachue… On a presque tout dit sur Prince depuis l’annonce de son décès, jeudi dernier. Sauf ce qui est peut-être le principal: feu le petit Roger Nelson a eu une influence viscérale sur une certaine jeunesse des années 80, aujourd’hui quadragénaire bambocharde, à l’instar de Serge Coosemans. Funk-culture et carambolages, c’est le Crash Test S01E33.

Quand j’ai commencé à sortir la nuit, la new-beat, la house et la techno n’existaient pas. Mes endroits favoris passaient Depeche Mode, New Order et Fad Gadget mais ils n’étaient pas si nombreux que ça à le faire. Dans les soirées, les boums et les bars de minots, on entendait surtout le Top-50. Et du funk. Plein de funk, énormément de funk. Cameo. Midnight Star. Oran Juice Jones. SOS Band. Alexander O’Neal. Rick James. Delegation. Gap Band. Klimaxx. Rockwell. Change. Chic. Et puis la clique à Prince: Morris Day & The Time, Vanity 6, Appolonia, Sheila E, André Cymone… J’ai appris à connaître cette musique en regardant Sex Machine à la télévision, l’émission de Philippe Manoeuvre et Jean-Pierre Dionnet intégrée aux Enfants du Rock, mais je ne l’aimais pas vraiment. En fait, je matais surtout le show pour sa joyeuse déconnade et Pauline Laffont nue et quand j’ai commencé à sortir la nuit, j’étais principalement fan de Bauhaus, des Smiths et des Psychedelic Furs. Mais aussi du Grandmaster Flash, des Beastie Boys et des compilations Street Sounds. Je n’étais donc pas du tout fermé au funk mais pour qu’il me parle, il fallait, et il faut d’ailleurs toujours, que son groove soit sale, drogué et vicieux. Or, une majorité de ce funk des eighties était au contraire proprette, clinquante et lisse; de la production péplumesque, de la soupe telle que décrite dans Je danse le Mia. Je ronchonnais donc déjà pas mal, éclusant au bar des vodka-pamplemousse tandis que mes potes allaient s’abîmer la semelle de leurs Church’s à glands sur les dancefloors de l’Aquarelle, rue Arnaud Fraiteur, de ce Manoir Club situé je ne sais plus où en province et où l’on sortait les tronçonneuses du coffre en cas de bagarre sur le parking, ainsi que de la Ferme Blanche, à Malonne. Mais si l’interminable version longue de Just Be Good to Me du SOS Band et l’abominable période synthés de Kool & The Gang avaient l’art de me concasser les roustons, je n’ai toutefois jamais rien trouvé à redire lorsque le DJ balançait sur son système Pioneer des morceaux de Prince et de sa clique et, à l’époque, la norme était tout de même d’en balancer au minimum une demi-douzaine par nuit.

Le pousse-disques de base se contentait de Purple Rain et c’est sans doute pourquoi cela reste aujourd’hui un album que je fuis à toutes jambes, trop entendu, qui tient pour mes oreilles à la fois de la scie, de la foreuse et du laxatif pavlovien. Par contre, j’adorais et je continue d’adorer tout ce qui se danse sur les albums Parade, Around the World in a Day, 1999, Sign o’ the Times et Controversy. Ainsi que Sheila E, Vanity 6, Jungle Love de The Time, etc… C’est normal, diront certains. Prince a été l’un des seuls du mainstream funk eighties à utiliser les synthés et les boîtes à rythmes d’une façon aussi crasseusse et relativement proche de l’électro. C’était aussi du crossover à la croisée du funk, du rock et de la new-wave, fabriqué pour plaire à un public issu de différentes chapelles musicales, satisfaire les blancs et les hétéros tout autant que les Noirs et les gays. Sauf que non, ce n’était pas normal. Déjà parce que ce type a donné beaucoup, mais alors vraiment beaucoup, plus que ce que l’on lui demandait.

Je pense que c’est Philippe Manoeuvre ou alors Antoine De Caunes qui avait à l’époque dit de Prince qu’il était sans doute le seul mec capable de rivaliser avec les Beatles dans cet art rare d’écrire de la pop parfaite et par pop parfaite, il n’entendait pas forcément du tube. Ça, même Madonna la Thatcher de la musique, Michael Jackson le sweatshirt humain et ce steak chantant de Bruce Springsteen le font ou le faisaient avec une facilité déconcertante. La pop parfaite, c’est celle à laquelle il est impossible de rester complètement insensible, sur laquelle même le pire troll ne trouve rien à dire. Cela n’a rien à voir avec les chiffres, les charts ou même les goûts personnels. Moi, par exemple, je n’aime pas trop Massive Attack, toutefois, je pense qu’il est incontestable que Massive Attack a dans le catalogue une poignée de morceaux qui résistent à toutes les critiques. Même chose pour le groupe californien Love, les Zombies, Blur, les Smiths ou le label Motown. Chez les Beatles et Prince, c’est juste que lorsque l’on pioche dans les collections respectives, on en ressort avec plus de pépites que chez beaucoup d’autres. N’importe qui est susceptible d’y trouver quelque-chose qui le séduira, le marquera et c’est incontestablement la marque des génies, même si le génie véritable ne dure que 7, 8 ou 10 ans.

Malgré tout, jusqu’à ce jeudi soir, je ne suis même pas certain d’avoir encore écouté ou même entendu un seul morceau de Prince depuis 1990, quand son poussif Gett Off était devenu le symbole même de la musique des boîtes devenues ringardes en quelques mois, le Mirano notamment, qui nous semblaient alors n’avoir rien compris et même ne rien vouloir comprendre à ce qui se passait dans la house et la techno. Que la présence de Prince sur Internet soit à ce point minimale n’a évidemment pas aidé à garder vive la flamme du souvenir. Il se fait aussi qu’après Pulp Fiction et Jackie Brown, plein de labels se sont mis à ressortir du funk vraiment barré, vraiment crasseux, de l’underground sixties, de l’africain brut de décoffrage. Ce qui ne donnait pas forcément envie de retourner vers Prince quand l’envie de groove chafouin se faisait sentir. Il n’empêche que sa mort m’a pourtant curieusement plus révoltée que celle de Bowie, acceptée avec davantage de fatalité. Je n’attendais plus rien de Prince, il n’était pour ainsi dire qu’un fantôme de ma jeunesse mais voilà que depuis Lux Interior des Cramps, c’est bien le seul musicien passé à trépas dont le décès a déclenché un vraie envie d’écrire. Même si c’est pour ne pas en dire grand-chose: que sa musique était régulièrement géniale et qu’on l’entendait partout la nuit dans la Belgique de 1986 ne tenant tout de même pas de putain de scoops.

Il me faudrait en fait plonger dans l’intime pour être vraiment pertinent. Ce n’est pas forcément ici le lieu adéquat, ni le format, et la deadline de cette chronique ne m’a d’ailleurs pas non plus laissé le temps de gratter très profondément. Il me semble toutefois évident que Prince a eu une influence viscérale sur les gens de ma génération, ce dont on ne s’est pas toujours rendu compte, parce qu’on s’imaginait plutôt mentalement influencés par Bowie, Morrissey, Ian Curtis, Siouxsie ou Grace Jones alors que c’est en fait cet espèce de Michael Jackson de la Dark Side au sommet du mainstream qui nous a véritablement ouvert aux questions sexuelles, de genre, de race, de goûts. Comme le dit Kevin Smith dans cet hilarant extrait de conférence, « Prince was in Princeland for far too long », mais je pense encore qu’il serait un jour intéressant d’analyser son rapport à Internet en profondeur plutôt que de continuer à le caricaturer en simple caprice réactionnaire d’un control-freak dépassé par l’époque. Bref, Prince est mort, vive Prince, vive tout ce qu’il en reste à en raconter et, surtout, vivent ces centaines d’inédits réputés monstrueux qui dorment dans les coffres de son studio. « Pendant des heures je vais vous étonner, baby »

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