Portrait de Kris Defoort, aventurier du son
Invité à La Monnaie pour y créer son quatrième opéra, le Brugeois incarne parfaitement le musicien-compositeur à tête chercheuse, grandement nourri de jazz. Portrait d’un aventurier du son.
« Je crois que le point commun entre toutes les choses que j’ai faites, c’est le plaisir de chercher, de jouer, d’inventer. Et surtout de toujours découvrir l’inattendu. Je dois être nourri par plein de choses, pas seulement de musique. Je vais beaucoup aux expositions, au cinéma, au théâtre, je lis. Et je cherche la faille des choses, sans jouer sur la sécurité. » Un lundi de fin août, Kris Defoort a trouvé place dans une petite pièce tranquille de la Monnaie, la prestigieuse maison d’opéra bruxelloise où il présente, du 14 au 26 septembre, The Time of Our Singing. À deux semaines de la première, le Flandrien semble plutôt détendu.
Kris naît en 1959 dans une famille brugeoise qui privilégie la musique: père pédagogue dans le classique, originaire d’un petit village. « À son époque, il était inimaginable vu ses origines, de pouvoir aller au conservatoire. Les plus hautes études possibles étaient de devenir instituteur, mais il a suivi des cours de piano donnés par son père qui avait lui-même eu un enseignement de son père. On parle donc d’une longue tradition familiale. » Le piano, versant classique à la Bach, mais aussi instrument des chansons populaires flamandes jouées lors de fêtes de famille, façonne un apprentissage » très naturel » de la musique. Kris, qui se rappelle ne pas avoir été quelqu’un de » très discipliné », tâte du clavier mais se met également à la flûte à bec. Puis, entame le cursus de l’apprentissage, qui passe aussi par le rock, et l’étude au conservatoire d’Anvers, de la musique baroque. « Dans les années 70, on est dans ce mouvement qui consiste à renouer avec les instruments authentiques, à faire des recherches quasi révolutionnaires en examinant toutes les traces de baroque existantes. Par exemple des partitions écrites à la main en clé de fa troisième ligne. C’est l’époque où l’on parle beaucoup de Jordi Savall et de Nikolaus Harnoncourt. J’étais fasciné. Je voulais d’ailleurs devenir musicien baroque, j’ai eu un Premier prix dans ce genre, et puis il y a eu le jazz. » Après un stage à Dworp, Defoort, qui joue déjà du blues, comprend que son destin musical va s’épanouir dans l’idiome popularisé par Duke Ellington, Count Basie, Art Tatum ou Monk: le piano jazz, qu’il va explorer au fil du temps dans une dizaine de formations, dont K.D.’s Basement Party, Kris Defoort Quartet ou encore Octurn. De multiples albums sortiront. Sans oublier le jus recueilli lors de trois années » difficiles mais essentielles » à New York à la fin des années 80.
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Cours d’impro
Un événement détermine la suite des événements. Le premier s’inscrit dans les classes du conservatoire de Liège, sous la direction aventureuse d’Henri Pousseur. C’est l’époque où le jazz vampirise cafés et clubs de la Cité ardente: on y croise le vétéran Jacques Pelzer, le visiteur US Anthony Braxton mais aussi la génération des Fabrizio Cassol et Michel Massot. « J’ai grandi avec eux! J’ai été chanceux parce que j’étais à chaque fois au bon moment, au bon endroit, quand des choses se passaient. » Au conservatoire, Kris suit donc les fameux cours d’improvisation de l’Américain Garrett List (1943-2019). Personnage haut en couleur, chanteur-tromboniste-compositeur, passé par le New York bouillant des années 70, List structure l’apprentissage de l’impro, donne des clés pour sortir de la partition tout en évitant les sorties de route. » Pour moi, ça a été une claque. Avec le recul, j’ai compris la nécessité d’être autocritique, de trouver sa propre voie, d’être toujours au service de la musique, pas de son ego. Écouter les autres, et donner autant d’importance aux virtuoses qu’aux quasi-amateurs, être au service de la collectivité. Par la suite, j’ai donné cours d’improvisation libre au conservatoire flamand de Bruxelles, dans la lignée de Garrett. Pendant 25 ans… »
Parmi les projets récents les plus frondeurs de Defoort, Diving Poet Society, paru en 2017 chez les Brugeois de W.E.R.F. Records. Un album où l’étonnante vocaliste Veronika Harcsa -jeune Hongroise également entendue chez Antoine Pierre- emmène la musique dans des zones de surprise, d’inconfort, de chasse sonore. « ça devient pratiquement une question philosophique, évoque Kris . Veronika était dans ma classe d’improvisation: là, je l’ai entendue faire des choses extraordinaires. Pour moi, ce n’est pas une musique difficile: avec elle, j’ai poussé assez loin le mélange entre l’écriture et l’impro libre. Mais de toute façon, chez moi, tout est très entrelacé. Il faut écouter plusieurs fois… » L’avantage d’un tel album est de proposer des choses tellement peu formatées qu’elles amènent un sentiment rafraîchissant. « J’essaie de rester curieux. Mes fils de 22 et 25 ans n’écoutent que du hip-hop… Je me tiens informé et j’aime intégrer dans ma musique des choses aussi différentes que Bach ou le rap, mais totalement en dehors du pastiche. Il y a aussi quelque chose de curieux: les gens peuvent aller dans ce qu’il y a de plus avant-gardiste dans la peinture ou le cinéma, mais pas dans la musique. Où il semble devoir y avoir la nécessité de la mélodie ou des riffs. Parfois, une composition paraît « normale » 20 ans après. » Jouant entre plusieurs catégories définies, Kris Defoort s’estime aussi privilégié par sa situation. Professeur, il échappe au compliqué statut d’artiste. Après une carrière de 40 ans, il estime avoir pu faire ses choix: « On m’a parfois fait des propositions où j’aurais pu gagner beaucoup d’argent. Mais si je ne le sentais pas, je ne le faisais pas. J’ai toujours préféré la qualité à la quantité. Je suis peut-être naïf mais j’ai tendance à croire que les choses finissent par venir à toi: le respect, la reconnaissance et même le fait d’ être payé pour ce que tu fais… Mais le chemin est long, très long. »
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