Pavel Kolesnikov: « la variation est un des éléments fondateurs de l’alchimie musicale »

"Le rêve m'est d'une grande aide du point de vue de l'inspiration", confie Pavel Kolesnikov. © EVA VERMANDEL
Camille De Rijck Journaliste

Pianiste coqueluche de la jeune génération, Pavel Kolesnikov a été choisi par Anne Teresa de Keersmaeker pour être son partenaire dans les Variations Goldberg de Bach. Où il est question de rêve, d’amour, d’alchimie et de polyphonie.

A dix mètres, Pavel Kolesnikov ressemble à Frodon le Hobbit. A deux mètres, à Georges Perec. A un mètre, on croirait avoir en face de soi le Mahatma Gandhi. Ce qui pourrait relever d’une observation triviale (ou d’une très mauvaise vue) est en fait révélateur des différents niveaux de lecture que l’artiste porte en lui. Coqueluche de la jeune génération – il est, cette année, en résidence au prestigieux Wigmore Hall de Londres -, ce pianiste a été choisi par Anne Teresa de Keersmaeker pour être son partenaire dans les Variations Goldberg de Jean-Sébastien Bach, qu’elle danse seule à ses côtés. La pandémie a amputé leur tournée mondiale de quelques dates, mais l’artiste sort un enregistrement de l’oeuvre (label Hyperion), lecture d’un maniérisme frénétique, où tout est remis en question, y compris les fondements esthétiques d’une pièce qu’on croyait connaître par coeur.

L’art nous aide u0026#xE0; nous confronter u0026#xE0; la ru0026#xE9;alitu0026#xE9;, il nous donne les moyens de la comprendre avec encore plus d’acuitu0026#xE9;.

Ces variations sont-elles le somnifère d’un comte insomniaque ou plutôt une oeuvre écrite « pour le bien-être de l’âme », comme l’indique la partition?

Il est très interpellant que nous n’ayons aucune certitude historique quant aux circonstances de la composition des Variations Goldberg. L’histoire du comte Keyserling est à la fois très connue et considérée comme apocryphe par de nombreux historiens de la musique. Dans le cadre de ma préparation de l’oeuvre, j’ai pris connaissance d’un livre de Kees van Houten qui explore l’aspect numérologique de la pièce, en partie pour confirmer la fable de Forkel, le biographe de Bach et l’inventeur probable de l’histoire du comte Keyserling. Ses découvertes sont à la fois impressionnantes et étourdissantes, bien qu’elles reposent sur une science aussi impalpable que la numérologie. La partition n’offre à l’interprète que de vagues instructions, sinon quelques indications superficielles. Cela me stimule énormément, comme une promenade dans un labyrinthe obscur aiguiserait l’attention.

Une expérience qui se prolonge tout au long de l’oeuvre?

En y progressant, il m’est apparu qu’elle reposait sur une forme de fantasmagorie évocatrice de la variation. Certains éléments sont clairement interconnectés à travers le cahier. S’il existe des liens très audibles entre certaines variations – si bien qu’on peut parler de « variations soeurs » -, d’autres associations sont plus hasardeuses. Comme une vérité flottante. Cette architecture m’évoque l’inexplicable asymétrie des rêves et leur imprédictible narration, fondues dans un ouvrage de fins entrelacs collés les uns aux autres. Quoi de plus logique pour une oeuvre prétendument composée pour un grand insomniaque que la structure même du rêve? Cette structure, qu’elle ait été consciente pour Bach (ce dont je doute) ou inconsciente, confronte l’auditeur à quelque chose qui n’est ni un somnifère ni une médecine de l’âme. Mais en définitive, un message d’un sérieux et d’une intensité absolue ; une tapisserie de messages, distillée méticuleusement, délicatement.

A quel point votre musique influence-t-elle le geste d’Anne Teresa de Keersmaeker et inversement?

Deux musiciens peuvent travailler côte à côte sans que leur art en soit métamorphosé le moins du monde. Il faut tendre, dans ce genre de collaboration, vers une sorte d’attraction gravitationnelle, vers un état autorisant la transformation. Quand on y parvient, les résultats peuvent être inattendus et impressionnants, mais ce cheminement appelle une considérable dose de confiance et de sensibilité. Sans parler de chimie et du temps nécessaire au processus. Mais la liberté et la fluidité qui apparaissent sur scène ne sont jamais que le sommet de l’iceberg, le voyage, lui, est bien plus remuant: j’ai désormais un peu d’Anne Teresa qui circule dans mes veines.

Vous lui avez communiqué une liste de dix mots que vous évoquaient les Goldberg. Pourriez-vous nous expliquer?

Au cours de notre travail préparatoire, nous avons pensé établir, à travers une série de mots, une cartographie de notre compréhension des Goldberg. Les voici: don, or, rêve, nombres, exercice, flocon de neige, enfance, alchimie, amour et polyphonie. Nous avons ensuite ajouté spirale. Ce sont des mots et codes qu’il faut entendre à la fois de manière littérale et allégorique. La polyphonie s’est avérée déterminante. Celle des signifiants, surtout: de multiples interprétations coexistent et interagissent sans jamais se faire obstruction. Ensemble, elles définissent notre vision de l’oeuvre, que nous imaginons nimbée d’une aura opalescente.

Sur quel principe repose l’art des variations, en musique?

Il s’agit de la transformation d’un matériau musical en une infinité de variations. Celles-ci tentent de conserver des éléments de l’identité nucléaire de son original ; cet « ADN résiduel » se trouve généralement dans l’harmonie mais aussi dans la structure mélodique et rythmique des variations. Dans l’histoire de la musique, la variation a toujours existé sous l’une ou l’autre forme. C’est l’un des éléments fondateurs de l’alchimie musicale. Il est à noter que Bach n’en était pas un grand admirateur. Il a même tenté de l’éviter. Peut-être le trouvait-il frivole, ou décoratif? Et le voilà composant les Goldberg qui sont considérées comme le monument insurpassable du genre. Quel fut son objectif? Peut-être d’atteindre une sorte de compromis entre le langage du passé et celui du futur. Mêler à la complexité du langage baroque, un élément plus léger, alors à la mode, et qui n’était pas tout à fait à son goût.

Comment l’interprète trouve- t-il sa liberté dans une pièce aussi méticuleusement construite?

On trouve la vraie liberté à l’intérieur de la structure. Plus la structure est implacable, plus la joie est grande. Ce qui m’importe, c’est de comprendre le versant artisanal d’une oeuvre et de l’explorer en profondeur. Je n’ai jamais considéré l’art comme un outil de soustraction à la réalité. Au contraire, l’art nous aide à nous confronter à la réalité, il nous donne les moyens de la comprendre avec encore plus d’acuité. Je suis sans doute un grand rêveur dans la vie, mais j’espère ne pas l’être en tant qu’artiste. Le rêve m’est d’une grande aide du point de vue de l’inspiration. Probablement parce que ce qu’il dit de nous est beaucoup plus fiable que ce que nous nous avouons. Le rôle d’un artiste est de se glisser sous la couche de superficialité de chacun, quel qu’en soit le prix.

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