Patti Smith fut une rockeuse punk, une avant-gardiste new-yorkaise, l’amie de Bob Dylan, de Bruce Springsteen et de Susan Sontag. Pourtant, à bientôt 80 ans, elle continue de se demander qui elle est.
Dans le hall d’un boutique-hôtel berlinois, j’attends. Dix minutes, 20 minutes, 30 minutes. L’entretien doit durer une demi-heure tout au plus et je n’ai pas encore aperçu l’ombre de l’artiste. Aussi, le portier me refuse l’entrée. Soudain, mon téléphone sonne. C’est Patti Smith. Où je suis, ce que je fais, c’est mon problème. Au bout du fil, sa voix ne donne pas vraiment l’impression de vouloir m’aider, elle semble plutôt me prendre pour un idiot. Finalement, j’entre dans sa chambre. Elle est seule, sans manager ni attaché de presse.
La conversation (30 minutes devenant deux heures) se déroule l’été, alors que Patti Smith est en pleine tournée en Europe. Elle ne pourra être publiée avant la sortie de son nouveau livre, Bread of Angels (Le Pain des anges). Cette courte autobiographie ne traite pas tant de ses années rock’n’roll ni de sa vie tumultueuse à New York. Elle a déjà abordé ces sujets dans le best-seller Just Kids (2010). Cette fois, elle évoque son enfance. Et son âge. Avant d’en parler, elle s’excuse pour sa tenue: cheveux pas lavés, jean négligé et tee-shirt de la veille.
«Au début, je me suis dit que je devais tout de même me préparer. Mettre quelque chose de propre et pas les fringues dans lesquelles j’ai dormi la veille. Mais bon, je suis assez vieille maintenant pour ne plus avoir à me préoccuper de ça. Alors, comment puis-je vous aider?», lance-t-elle. Entretien
Quel est ce livre posé sur votre table de chevet, Patti Smith?
Ce sont des nouvelles du grand écrivain japonais Osamu Dazaï. Il est aussi l’auteur du roman La Déchéance d’un homme (Gallimard, 2010). Ce que j’ai là, c’est un vieux livre; je l’ai déjà lu. C’est pratique de l’emporter en tournée, car je peux lire les nouvelles une par une. Je les lis très attentivement pour étudier son style. J’emporte toujours un seul livre en tournée. Cette fois, c’est du Dazaï. Il s’est noyé, soit dit en passant.
Vous commencez votre autobiographie par une citation de Nicolas Gogol: «Les obstacles sont nos ailes.» Que signifie-t-elle pour vous?
Si vous êtes capitaine d’un navire et que la mer est toujours calme, vous n’apprenez rien. Si vous devez traverser une tempête et en sortir indemne, non seulement vous vous sentez mieux d’avoir accompli quelque chose, mais vous avez aussi appris à manœuvrer votre navire dans des conditions difficiles. J’aime cette citation car Gogol a dû faire face à un nombre incroyable d’obstacles dans sa vie, dont lui-même. Il est mort parce qu’il avait cessé de s’alimenter. A la fin les médecins, tentant de le ranimer, l’ont recouvert de sangsues, une mort terrible. Pauvre Gogol.
Vous êtes née à Chicago le 30 décembre 1946, en pleine tempête de neige. Votre père disait que vous étiez née en toussant.
(Elle tousse) J’ai toujours eu cette toux. J’ai tout eu: la tuberculose, la rougeole, les oreillons, la scarlatine. Ma fièvre était souvent si forte que les gens pensaient que j’allais mourir.
On a l’impression que le monde entier était contre Patti Smith.
Au contraire. J’ai toujours eu une chance incroyable et quatre anges gardiens ont veillé sur moi. Je n’ai jamais vu les choses d’un mauvais œil. J’ai surmonté toutes les épreuves. Avez-vous lu L’Alchimiste?
De Paulo Coelho? Non, je ne l’ai pas lu.
Un beau livre. Un jeune berger doit surmonter d’innombrables obstacles. Il y a constamment quelqu’un qui se met en travers de son chemin, mais il ne se laisse pas décourager. Il y a une phrase que j’aime beaucoup, qui dit à peu près ceci: «L’univers s’est concerté pour aider le jeune berger car il avait conservé le langage de l’enthousiasme.» Enfant, je ne me suis jamais considérée comme une victime. Je ne me suis jamais demandé «Pourquoi cela m’arrive-t-il?». Au contraire, je me disais: «Je vais gagner des médailles et battre la brute de l’école.» Et je l’ai fait.
«Je me disais: “Je vais gagner des médailles et battre la brute de la cour d’école.” Et je l’ai fait.»
Comment avez-vous conservé cet optimisme, enfant, alors que vous étiez constamment malade et alitée?
C’était évidemment très difficile. Mes parents travaillaient tous les deux, ma mère comme serveuse, mon père à l’usine. J’étais souvent seule dans ma chambre, sans avoir le droit de voir quiconque. C’était le pire, être séparée de mes frères et sœurs. Quand j’ai dû être mise en quarantaine, ils ont été placés chez des voisins. Ces moments furent très durs pour moi, abstraits, coupés du monde, suspendus dans le temps et l’espace. Sans compagnie. Je devais consacrer toute mon énergie à mon imagination, à mes rêves. Et je crois sincèrement que l’optimisme renforce le système immunitaire.
De quelle manière?
Ça vous rend plus fort, tout simplement. Si vous craquez de l’intérieur, vous n’avez aucune chance. Mais je devais y arriver. J’avais deux frères et sœurs plus jeunes. J’étais la cheffe la bande, assez turbulente.
Une bande?
La bande d’enfants qui vivaient sur «le terrain». C’est comme ça qu’on l’appelait. C’était un complexe de logements construit à l’origine pour les soldats démobilisés, des petits appartements, plutôt des baraquements même. Pas chers, sales, des rats partout. C’était censé être une solution temporaire pour les gens sans argent. On était censés n’y rester que six mois. On y est restés cinq ans. Beaucoup d’immigrés sont venus s’y installer, mais aussi des familles comme la nôtre qui n’avaient pas les moyens de se loger ailleurs. Juste en face des baraquements, il y avait un grand terrain vague. Notre terrain, notre terrain de jeu. C’est là que j’ai passé mon enfance.
N’idéalisez-vous pas cela avec le recul?
C’était notre univers enchanté. Nous vivions en toute liberté. Mes parents travaillaient toute la journée. Un voisin sans emploi s’occupait de nous, venait nous voir de temps en temps et nous préparait un sandwich au beurre de cacahuète. Mais nous pouvions faire ce que nous voulions. Nous étions une trentaine d’enfants à vivre ainsi, voire plus.
Mais vous n’étiez pas pour autant livrée à vous-même. Votre enfance était-elle totalement dépourvue de structure?
Ma mère était très stricte. Bien sûr, il y avait des règles: ne pas traverser la route principale, ne pas s’opposer aux parents. Sinon, on faisait ce qu’on voulait. Je n’idéalise pas mon enfance. Nous manquions de tout: argent, nourriture; j’étais malnutrie. Mais pour survivre sur le terrain et s’y amuser, il fallait, avant tout, de l’imagination et de la créativité. J’en avais à revendre. J’ai toujours essayé de transmettre ces valeurs à mes enfants.

Ce qui est interpellant dans votre nouveau livre, c’est que vous n’évoquez presque pas votre expérience de la maternité. Il est mentionné que vous avez eu deux enfants, rien de plus.
Je pense que cela tient à deux choses. D’abord, j’ai grandi en étant l’aînée, j’étais donc responsable de la fraterie. Quand je suis devenue mère, m’occuper des autres n’avait rien de nouveau. Ensuite, je n’avais jamais envisagé de fonder une famille. Je pensais que mon mari et moi resterions des beatniks toute notre vie, sur les routes. Quand j’ai quitté mon groupe, ma soi-disant carrière, c’était une décision mûrement réfléchie.
Vous étiez alors au sommet de votre art. L’album Horses avait connu un immense succès. En tournée, vous aviez même joué devant 80.000 personnes dans un stade, à Florence. Pourtant, du jour au lendemain, vous avez décidé d’arrêter. Plus de concerts pendant huit ans, vous n’avez plus sorti d’album et vous vous êtes consacrée à l’éducation de vos enfants avec votre mari, le guitariste Fred «Sonic» Smith. Ce fut un sacrifice?
Un énorme sacrifice. Mais je l’ai fait de mon plein gré, avec joie même, et je ne me suis pas sentie comme une victime. La camaraderie du groupe, les tournées, les moments passés dans les cafés me manquaient. Je me demandais: si je ne peux plus être sur la route, si je ne peux plus faire de rock’n’roll, alors quoi? Et la réponse était: je pouvais encore faire la chose la plus importante de ma vie, écrire. A chaque instant libre, tôt le matin quand tout le monde dormait encore, à 5 heures sur le perron, j’écrivais de la poésie. L’après-midi, le soir. Ce fut, d’une certaine manière, la période la plus productive de ma vie.
Vous vous plaignez étonnamment peu, en général.
Je viens d’une famille de travailleurs acharnés. Ça n’a pas toujours été facile. Mais quand on prend des décisions, des décisions importantes, il faut les assumer. Dans les années 1980, mon rôle était d’être mère, épouse et écrivaine. Bien sûr, je me plaignais au quotidien. «Pourquoi ne fait-il pas la vaisselle?», «Pourquoi je ne peux pas aller seule à Détroit pour voir une exposition?» Mais les grandes lignes de ma vie étaient clairement tracées. Globalement, la situation était claire.
Vous décrivez à un moment donné une pièce que vous aviez aménagée rien que pour vous-même. Cela rappelle un peu le célèbre texte de Virginia Woolf, Une chambre à soi. Une femme a besoin de son propre espace pour pouvoir penser librement. Cette pièce devient alors la chambre de votre premier fils. N’est-ce pas symbolique?
Un jour, j’ai jeté un coup d’œil; la porte était entrouverte. Il était assis là, à ma table, par terre, complètement absorbé par son propre monde, jouant avec ses jouets, laissant libre cours à son imagination. Il était assis là, exactement comme je l’étais. Je n’écrivais pas toujours mais je m’asseyais là, simplement, absorbées dans mes pensées, parfois sans m’en souvenir ensuite. Quand je l’ai vu là, il me semblait être un porteur de flambeau auquel j’avais confié le mien. Ce n’était pas une perte, plutôt un gain. Et puis, je pouvais aussi bien écrire dans la cuisine.
A la table de la cuisine?
A la table pliante que j’avais installée dans la cuisine. Il n’y avait que ça, de toute façon. Et au-dessus, il y avait une photo d’Albert Camus, la plus célèbre, celle avec son manteau et sa cigarette. Elle était là, tout naturellement; pendant longtemps, mon fils a cru que c’était son oncle.
Il existe une multitude de documents sur vous: des documentaires, des livres. Vous avez vous-même déjà écrit un livre sur votre séjour à New York. Pourquoi avoir ressenti le besoin de raconter votre vie à nouveau?
Tout d’abord, je voulais clarifier certaines choses, réfuter certaines rumeurs.
Par exemple?
Je serais tombée de scène parce que j’étais trop défoncée. Absurde.
C’était une chute vraiment dangereuse lors d’un concert à Tampa, en Floride, en 1977. Vous avez eu une fracture du crâne.
J’ai trébuché sur un amplificateur. Mais dénoncer les mensonges n’est pas le plus important dans ce livre. Avant tout, je l’ai écrit pour me souvenir d’une époque que j’ai vécue et des gens qui y ont participé.
Donc, il s’agit de préserver le passé?
Maintenant, je pourrais dire «oui». Mais honnêtement, je ne raisonne pas de cette façon. Je ne suis pas quelqu’un d’analytique, je ne réfléchis pas beaucoup aux raisons qui me poussent à faire les choses. Je les fais sur le moment même, c’est d’ailleurs pourquoi mes propos peuvent parfois sembler si maladroits. Je voulais simplement tout coucher par écrit.

Un jour, justement, vous avez écrit: «A 17 ans, la transition d’Arthur Rimbaud à Bob Dylan s’est faite sans heurt. Encore un qui réinventait la poésie sacrée. Les textes des deux poètes semblaient écrits pour la tribu des brebis galeuses, pour les marginaux qui tentaient de survivre dans leur époque.» Vous considériez-vous comme une brebis galeuse?
Absolument, j’étais tout simplement différente. Même mon apparence –plus grande, plus mince que les autres filles, les cheveux d’un noir de jais– me donnait une énergie débordante. Je voulais être artiste. C’était les années 1950, début des années 1960; pendant que les filles se mariaient jeunes et les garçons s’engageaient dans l’armée, je m’identifiais à un poète du XIXe siècle. Arthur Rimbaud a écrit le premier livre qui m’a sauvée. Et soudain, il y a eu Bob Dylan, un nouveau Rimbaud. Quelqu’un qui vivait à la même époque que moi, dont je pouvais acheter les disques, que je pouvais voir sur scène en concert. La première fois, c’était en 1965. Il était… tout. Son langage. Son arrogance.
«Pendant que les filles se mariaient jeunes et les garçons partaient à l’armée, je m’identifiais à un poète du XIXe siècle.»
Ce sentiment d’être différente, de ne pas appartenir à quoi que ce soit, a dû s’intensifier lorsque vous êtes tombée enceinte à 19 ans. Vous avez gardé l’enfant, mais vous l’avez confié à l’adoption.
Ce fut une période très difficile pour moi. J’en parle car on a souvent essayé de me culpabiliser. Mais j’ai refusé d’avoir honte. J’ai fait de mon mieux à 19 ans, avec très peu de moyens. Et puis, je suis allée de l’avant.
A New York, qui fut le berceau de toute cette époque, aujourd’hui devenue mythique. Notamment dans le légendaire club CBGB, à l’hôtel Chelsea, fréquenté par des artistes comme Janis Joplin, Jimi Hendrix et Bob Dylan, et où vous louiez la plus petite chambre. Puis Horses est sorti, et vous écrivez dans le livre: «C’était une période où je sentais ma force intérieure et où je croyais en notre mission.» Quelle était-elle?
Le rock’n’roll était un mouvement underground. Mais il a pris une ampleur démesurée: les stades, le glam, les stars du rock richissimes. Avec ma poésie, avec mes performances, je voulais à nouveau m’adresser directement aux gens. Nous voulions faire de la musique pour les marginaux. Les homosexuels, les femmes, les jeunes, les pauvres. Je savais ce que c’était que d’être un enfant illégitime élevé par un autre. Je voulais parler aux autres brebis galeuses. Je pensais que je ferais Horses, et que ça serait tout. Que cette musique connaisse un tel succès était imprévisible.

Tout cela semble très enjolivé, alors que les temps à cette époque étaient durs.
Parfois, les gens ressortent de vieilles interviews et s’exclament: «Quelle arrogance!» Bien sûr, j’étais jeune, j’étais hautaine. Mais à l’époque, en 1974, 1975, 1976, pour survivre en tant que jeune fille, il valait mieux être hautaine. Alors, oui, je l’étais particulièrement.
Pouvez-vous encore être optimiste aujourd’hui?
Le monde est dans le pire état que j’ai jamais vu.
Donc, non.
A l’époque, nous pensions aussi que c’était terrible. Mais nous avions le sentiment que nous pouvions faire quelque chose. Mettre fin à la guerre du Vietnam. Sauver les arbres. Aujourd’hui, j’ai l’impression de ne plus reconnaître mon pays. Je ne reconnais plus le langage, les mensonges constants, les crimes. Ce qui se passe aux Etats-Unis dépasse l’entendement. J’avais honte de mon pays pendant la guerre du Vietnam. Maintenant, j’en ai honte chaque jour.
Donc, non.
Attendez une minute. Je suis encore en vie. Je respire encore. Cela signifie que je peux encore agir. Une chose à la fois. C’est comme si j’étais encore cet enfant qui ne veut pas être une victime. Pas même une victime du pessimisme. Même dans la période la plus sombre de ma vie, je ne veux pas être pessimiste. C’est ce que j’ai appris de Ralph Nader.
Qui était-ce?
Il est toujours vivant. C’était un militant et un avocat important, qui a beaucoup œuvré pour les droits civiques et les consommateurs. Il s’est battu, par exemple, pour le port obligatoire de la ceinture de sécurité en voiture. Il voulait aussi devenir président. J’ai travaillé sur l’une de ses campagnes. Un jour, alors que la situation se dégradait à nouveau, je lui ai demandé: «Comment faites-vous pour gérer ça?» Il m’a répondu: «Si vous êtes pessimiste, vous ne créerez rien. Votre créativité s’éteint. Un pessimiste reste assis dans une pièce sombre, de mauvaise humeur. Un optimiste, lui, nettoie la vitre. C’est aussi simple que ça.» Sur ce point, je partage son avis.
Vous êtes en train de me dire que Patti Smith, la «marraine du punk», qui a consacré sa vie à briser les conventions, qui fut grièvement blessée après une chute de plusieurs mètres depuis une scène lors d’une danse tournoyante et qui a reçu une bouteille de tequila des Ramones pour l’aider à se rétablir, cette même Patti Smith a pour grand modèle l’homme qui a milité pour le port de la ceinture de sécurité?
Oui.
Plus tard, votre vie fut à nouveau bouleversée par deux événements. D’abord, votre fille, que vous aviez confiée à l’adoption à l’âge de 20 ans, est revenue. Ensuite, vous avez découvert que votre père n’était pas votre père biologique.
Il s’agissait apparemment d’un beau mitrailleur qui revenait de la guerre avec mon père. Lorsqu’il s’est absenté pour s’occuper de sa mère mourante, ma mère aurait passé une nuit avec ce séduisant soldat.
Cela vous a-t-il bouleversée?
Au début, oui. Ce fut douloureux à accepter. J’ai cessé d’écrire pendant deux ans, ce qui explique la longue attente avant la publication de ce livre. Mais peu à peu, j’ai compris qu’il s’agissait bel et bien d’un miracle. J’ai compris que je suis ce que je suis grâce à la rencontre de ma mère avec cet homme. Le jour de son anniversaire, alors qu’elle se sentait seule, elle est sortie et s’est amusée. Sans cela, je ne serais pas là. Je suis née ainsi.
En lisant votre biographie, on constate que la mort vous a toujours accompagnée. Robert Mapplethorpe, avec qui vous avez d’abord entretenu une liaison, puis une amitié, est décédé jeune du sida. Votre mari, Fred, est mort à seulement 46 ans. Vous mentionnez beaucoup d’autres personnes, des amies comme Susan Sontag et des membres de votre famille, comme votre frère. Comment avez-vous fait pour ne pas vous laisser submerger par le chagrin?
C’est mon devoir de me souvenir d’eux. J’ai tellement appris d’eux –de Robert, de Susan, de mon frère, de Fred. Ce dernier continue de vivre à travers mes enfants. Le décès qui m’a le plus touché récemment est celui de l’acteur Sam Shepard.
Pourquoi?
Sam et moi avions déjà été ensemble en 1971, à l’hôtel Chelsea. Très brièvement. Après cela, nous sommes restés amis; c’était mieux ainsi. Quand nous nous sommes revus il y a quelques années, je lui ai dit: «Tous mes hommes sont morts.» Et nous avons fait un projet ensemble. Pas en tant que couple. Bien mieux que ça. Nous voulions vieillir ensemble, avoir des rides, juste être vieux ensemble, écrire, boire des shots de tequila, acheter un pick-up et partir au Mexique. Il m’appelait toujours Patti Lee. Mais il a ensuite contracté une maladie rare, la sclérose latérale amyotrophique, la même que celle de Stephen Hawking. Il est mort rapidement. Je comptais sur lui pour rester en vie à mes côtés. Mais que faire? C’est la vie.
«Tous mes hommes sont morts. Que faire? C’est la vie.»
D’autres personnalités dont vous admirez l’art, entretiennent un rapport très particulier à la mort. Le poète Arthur Rimbaud ne s’est-il pas tiré une balle dans le pied?
Non, il a reçu une balle dans la main de la part de Paul Verlaine, lors d’une dispute. Mais ce n’est pas ce qui l’a tué. Pendant longtemps, on a cru qu’il était mort de la syphilis, mais ce n’était pas le cas. Rimbaud avait une sœur cadette, Vitalie, atteinte d’un cancer agressif. Une jeune fille charmante, qui rêvait elle aussi d’être écrivaine. Il était atteint du même cancer, comme on l’a découvert plus tard grâce à des tests ADN. Il a émigré en Ethiopie et une tumeur s’est développée au genou. Au début, il l’a ignorée. Quand son état s’est tellement aggravé qu’il ne pouvait plus marcher, il a entrepris un terrible voyage à travers les montagnes éthiopiennes, jusqu’à un bateau qui l’a emmené à Marseille. Là, on l’a amputé de la jambe. Il a souffert atrocement par la suite, mais il voulait désespérément retourner en Ethiopie. Il est parti avec une prothèse. Il est mort avant même d’atteindre le bateau. Ils étaient quatre frères et sœurs. Bien sûr, la mort est terrible pour quiconque, mais c’est tout de même dommage qu’elle a d’abord frappé Vitalie et Arthur, les sensibles, les intellectuels. L’autre frère était un paysan ivrogne et l’autre sœur une catholique de province. Pauvre Arthur.

Vous vous entourez de héros sombres dont les histoires se terminent rarement bien.
Eh bien, je découvre d’abord leur œuvre, puis leur mort. Je n’aime pas Osamu Dazaï parce qu’il s’est noyé, mais parce que j’aime ses livres. Bien que mes deux autres écrivains japonais préférés se soient également suicidés. Comme Virginia Woolf, que j’admire non pas pour sa mort, mais pour ses livres. Je n’admire pas Jimi Hendrix ou Jim Morrison parce qu’ils sont morts si jeunes et tragiquement, mais parce que leur musique m’a sauvée. Mais vous savez, certaines personnes n’y arrivent tout simplement pas (NDLR: elle se lève.) Autre chose? (NDLR: elle montre le sac, posé à côté du fauteuil. Un vieux sac en cuir craquelé, la bandoulière rapiécée, les coutures réparées.) Vous avez un joli sac.
Merci!
Il est comme moi.
C’est-à-dire?
Il est toujours là
Bio express
1946
Naissance à Chicago.
1975
Sortie de son premier album, mythique, Horses.
1980 et 1987
Naissance de ses enfants Jackson et Jesse.
1996
Sortie de l’album Gone again après presque dix ans d’absence.
2010
Publication de Just Kids, récit autobiographique de sa jeunesse avec le photographe Robert Mapplethorpe.
2025
Publication du livre autobiographique Bread of Angels.