Rosalía prend un virage spectaculaire avec Lux, album aux orchestrations classiques bombastic et aux aspirations spirituelles. Portrait et récit d’une écoute exclusive en compagnie de la star.
Paris, début octobre. Rosalía est en ville. Entre deux défilés de la Fashion week, elle a pris le temps d’organiser une session d’écoute de son nouvel album. Le rendez-vous est fixé à l’Espace Oscar Niemeyer. Dessiné par le célèbre architecte brésilien à la fin des années 60, le bâtiment en forme de vague abrite toujours le siège du Parti communiste.
Certes, le PC n’est plus seul à bord. A la ramasse dans les urnes, le parti a dû faire de la place. Il partage aujourd’hui les lieux avec d’autres –start-up et bureaux de design; organise régulièrement des expos dans son hall central; loue ses murs de béton brutalistes comme décor de cinéma ou de clips. Angèle y a par exemple tourné la vidéo de Jalousie. Kanye West y a présenté sa collection Yeezy, en 2020. Le monde de la mode a investi depuis longtemps le temple «coco», rebaptisé Espace Niemeyer: en 2000, Prada invitait déjà quelque 1.200 branchés dans la «maison des travailleurs»…
Cette fois, cependant, pas de catwalk à l’horizon. A la place, une cinquantaine de journalistes, programmateurs radio, personnel de maison de disques, etc. patientent devant une table sur laquelle trônent bulles et petits fours. Avant de pouvoir passer ce qui ressemble au portique d’une station spatiale, et rentrer dans la fameuse salle du Conseil national, à moitié planquée sous terre, chacun est invité à glisser son téléphone dans une enveloppe. Un accord de confidentialité a également été signé. Pas une seule info ne doit être éventée à propos de ce qui constitue l’une des sorties musicales les plus importantes de l’année: Lux, le nouvel album de Rosalía.
Rosalía, voix globale
Il arrive trois ans après Motomami, le disque qui a confirmé la rumeur qui couvait depuis un moment: oui, l’Espagnole est bien l’une des voix les plus importantes de la musique actuelle. L’une des seules (la seule?) Européenne non anglo-saxonne à pouvoir s’inviter au grand banquet occupé par le gratin de la pop. Que ce soit aux côtés du rappeur superstar Travis Scott ou de James Blake, de Billie Eilish ou de Lisa (Blackpink), de Bad Bunny ou J Balvin (plus de 2,2 milliards de vues sur YouTube pour Con Altura)…
Lire aussi | La fièvre Rosalía à Forest National
Autant dire que la suite était scrutée avec attention. Sous le dôme de l’Espace Niemeyer, Pauline Duarte, la boss de Columbia France, désignée en 2021 comme l’une des 50 femmes les plus influentes de l’industrie musicale par le magazine US Variety, est venue présenter elle-même la session d’écoute. Pour tout dispositif, un système d’amplification et un écran, sur lequel apparaissent les paroles et leur traduction en français. Le spectacle peut commencer.

Intitulé Lux – le mot latin pour «lumière» -, il démarre avec Sexo, Violencia y Llantas –Sexe, violence et pneus… Sous une averse de piano et des chœurs déchirants, Rosalía chante: «D’abord le monde, puis Dieu». Puis enchaîne avec Reliquia et Divinize, noyés sous les cordes. Des violons qui, pour être clair, rappellent moins la luxure du disco qu’un concerto de Bach. Après deux morceaux supplémentaires –Porcelana et Mio Cristo–, toujours (quasi) aucune trace d’électronique. Pas le moindre reggaeton digital, aucune bachata modernisée à l’horizon. Que se passe-t-il? Rosalía la mutante pop s’est, semble-t-il, transformée en diva d’opéra. Et sa musique de prendre de plus en plus des airs de liturgie. Etonnant. Vraiment? Après tout, on parle bien de la personne qui s’était inspirée d’un récit médiéval du XIIIe siècle pour construire El Mal Querer, son deuxième album et avait pris pour thématique principale de Los Ángeles, son premier, la mort…
Trad is the new pop
Enregistré en 2017 avec Raül Refree, guitariste expérimental venu du punk, Los Ángeles adapte une série d’airs traditionnels flamenco (palo). Rosalía ne vient pourtant pas du «sérail». Elle grandit à Sant Esteve Sesrovires, petite ville industrielle à une quarantaine de kilomètres de Barcelone, où l’on fabrique des Seat et des sucettes Chupa Chups à la chaîne. Bien loin du berceau andalou de la musique flamenco. La légende veut toutefois qu’à 12 ans, Rosalía tombe sur un air de Camarón de la Isla, icône du genre, mort à 41 ans, en 1992 –l’année de sa naissance. Elle en est toute retournée.
L’ado s’inscrit alors à la Taller de Músics, à Barcelone, perfectionne son art à l’Escola Superior de Música de Catalunya. Tout en chantant pour des mariages ou dans des cafés, s’inscrivant dans des télécrochets: à 15 ans, elle participe à la version espagnole de Got Talent. Dix ans plus tard, son premier album est à mille lieues des paillettes télé. Los Ángeles est un disque sombre, rêche, souvent minimaliste dans sa manière de repousser les limites du flamenco –jusqu’à reprendre le I See a Darkness, de l’Américain Will Oldham.
Skate à clous
Mais c’est surtout avec El Mal Querer, l’année suivante, que la chanteuse catalane fera son trou à l’international. Epaulée cette fois par le producteur El Guincho, elle s’endette pour produire ce qui constitue au départ son travail de fin d’études. Inspiré par Flamenca, un roman d’amour courtois du XIIIe siècle, écrit en occitan, El Mal Querer raconte l’histoire d’un amour toxique. Sur fond de drama flamenco, mais en laissant également percoler des éléments plus électroniques et des inflexions R&B. Pour le morceau Bagdad, elle s’appuie par exemple sur le Cry Me a River de Justin Timberlake. Arrivé en éclaireur quelques mois plus tôt, le tube Malamente greffe, lui, les palmas (claquements de mains) sur une production urbaine. Le clip est à l’avenant: un jeune toréro fait virevolter sa cape autour de grosses motos, et les repentis cagoulés font du skate sur des planches à clous. Olé…
Le mot se répand alors un peu partout: Rosalía a la vision. Et le charisme qui entoure les plus grandes stars. En 2022, Motomami peut ainsi s’offrir les services de Pharrell Williams ou The Weeknd. Enregistré entre New York, Los Angeles, Miami et Barcelone, le disque assume son statut de superproduction, certes. Mais ne tient pas en place pour autant, mélangeant dembow hystérique, tournures jazz, accents new wave, reggaeton kinky, etc. Les libertés prises par la chanteuse épatent. Son panache encore plus, faisant taire les voix les plus critiques –celles qui, après lui avoir reproché d’avoir dévoyé la tradition flamenco, dénonçaient l’appropriation par une artiste, certes hispanophone mais blanche, de genres latinos nés dans les communautés noires.
Soeur sourire
Rosalía a, en outre, le don de soigner à la fois le fond et la forme. Pour le lancement de Motomami, elle diffuse un live conçu et filmé pour TikTok (à la verticale, donc). Un tour de force marketing arty, qui lui vaudra même une nomination aux Grammys, dans la catégorie «Meilleur film musical», une première.
Trois ans plus tard, c’est sur la même plateforme que l’Espagnole a officialisé son grand retour. Le 20 octobre dernier, elle annonçait l’arrivée de Lux lors d’un live TikTok chaotique. Ce soir-là, les fans suivent en direct la star se pomponnant, et s’enfilant une tortilla, avant de monter à bord d’une Nissan Skyline. Vêtue d’une longue robe blanche, elle traverse alors tout Madrid, Mozart à fond dans l’autoradio, un chapelet accroché au rétro. Destination plaza Callao, juste à temps pour dévoiler la pochette et le titre du nouveau disque…
Avant cela, elle aura quand même dû se frayer un chemin à pied, traversant l’attroupement de curieux venus l’acclamer. Un bain de foule qui tranche avec l’imagerie et les quelques indices distillés jusque-là, plutôt mystérieux. Ces derniers mois, Rosalía a en effet multiplié les allusions religieuses sur les réseaux –ici, une photo à côté d’un tableau de van Dyck représentant… sainte Rosalie; là, une robe affublée d’ailes d’ange. Fin de l’été, elle lançait également une newsletter sur la plateforme Substack. Elle y publiait notamment un texte intitulé Un escalier vers Dieu. «Chanter est le plus bel exercice qui soit contre la gravité», écrit-elle. Une pensée qui fait écho à celle que la philosophe humaniste française Simone Weil exprime dans La Pesanteur et la grâce (1947).
Sainte Rosalía
Précisément, quand Rosalía finit par révéler l’artwork de Lux, deux citations y sont mises en avant: l’une de la poétesse soufie du VIIIe siècle, Rabia al Adawiyya –«Aucune femme n’a jamais prétendu être Dieu»– et l’autre de… Simone Weil –«L’amour n’est pas une consolation, c’est une lumière». Venant tout juste de fêter ses 33 ans, Rosalía traverserait-elle une crise mystique? Sur la pochette de Lux, elle a troqué le casque de motarde de Motomami pour la coiffe de nonne, les bras planqués sous une tunique blanche. A moins que ce ne soit une camisole? C’est que rien n’est jamais tout à fait clair ou univoque. Rosalía peut bien enfiler la tenue d’une religieuse, ou se teindre l’auréole d’une sainte dans les cheveux, cela ne l’empêche pas de traverser Madrid à toute berzingue, badass, la clope au bec.
Entre-temps, l’Espagnole a également fini par sortir un premier «single», qui aura traumatisé plus d’un fan. Intitulé Berghain, il fait référence au fameux club berlinois. Mais au lieu d’un beat techno, le morceau vrille sous les cordes du London Symphony Orchestra. Le tout porté par un clip faisant autant référence à Blanche-Neige qu’à l’Antichrist de Lars von Trier. Dans la même vidéo, la Catalane y arbore un simple tee-shirt, marqué du slogan: «My intrusive thoughts sound like this» (mes pensées intrusives sonnent comme cela). Soit une minisymphonie frénétique de moins de trois minutes, éparpillée façon puzzle, mélangeant espagnol, anglais et chœurs allemands. Le boxon que cela doit être dans la tête de Rosalía…
Pop polyglotte
Un mois plus tôt, à Paris, on se faisait déjà la réflexion. A ce moment-là, il n’y a pas encore de clip, seulement la musique. Mais quand Berghain se met à cavaler sous l’immense voûte de l’Espace Niemeyer, les regards dans l’assemblée se croisent, stupéfaits –est-ce que tout cela est bien raisonnable?–, jusqu’à l’accalmie, quand déboule tout à coup une voix connue –est-ce bien Björk que l’on entend?
Au fil de l’écoute, l’album prend encore davantage des airs de grand-messe. Gorgé de grands effets orchestraux, de chœurs extatiques, Lux assume sa dramaturgie et ses excès avec une audace et un jusqu’au-boutisme soufflants (et de l’humour aussi, malgré tout). Polyglotte, il s’exprime en pas moins de treize langues: castillan, catalan, portugais, anglais, allemand, français mais aussi… ukrainien, arabe et hébreu. Comme quoi, même en fuyant les commentaires politiques (sur les réseaux, des voix se sont régulièrement élevées pour dénoncer son silence sur Gaza), Rosalía n’est pas étrangère au chaos du monde.
Elle n’est même pas loin de le refléter, tant Lux déborde de toutes parts, bourré de références et d’infos et de sens, parfois contradictoires. Est-il une ode spirituelle ou un disque de rupture amoureuse? La Perla parle, par exemple, de «fiasco total, de connard de classe mondiale», tandis que La Rumba del perdón rumine sur cet amant «parti chercher des clopes et qui ne revient plus». De la même manière, Jeanne fait évidemment référence à Jeanne d’Arc. Mais à quelle version de la «Pucelle d’Orléans» se raccroche Rosalía? A la grande mystique française? Ou à la figure queer, cheveux courts, habillée en soldat –«Je ne serai ni un homme, non plus une femme/C’est mon cœur qui me nomme», chante l’Espagnole en français dans le texte…
Enquête spirituelle
Au bout de l’unique écoute parisienne, on en ressort un peu pantois, un poil sonné –beaucoup d’infos à décortiquer, quantités d’émotions à analyser. C’est ce moment-là que la principale intéressée choisit pour faire son… apparition. Dans une semi-obscurité, Rosalía confirme: «Mon but en tant qu’artiste est de devenir toujours plus libre, aussi bien dans mes textes que dans mes compositions.» Quitte donc à s’éloigner un temps de Willie Colón pour se rapprocher de Puccini ou Beethoven –«En réalité, cela fait des années que j’essaie par exemple d’écrire un aria en italien» (rires).
Influencé par la musique classique, Lux est découpé en quatre mouvements, évoquant plusieurs figures mystiques féminines, précise encore la chanteuse. «Ce disque fonctionne presque comme une… hagiographie –c’est bien ça, le mot? J’ai étudié la vie de saintes, de figures spirituelles, un peu partout dans le monde. Je ne les ai pas choisies au hasard. D’une manière ou d’une autre, leurs pensées se font écho. C’était presque comme une grande enquête. Pendant la création de l’album, j’avais même dressé un plan, et je traçais des liens entre chacune d’elles.» On n’en saura pas davantage sur ses méthodes d’investigation. «J’imagine que vous avez tous eu une semaine très chargée, je ne vais pas vous voler davantage votre temps», glisse-t-elle, avant qu’on ait pu éventuellement tenter l’une ou l’autre question –de toute façon pas au programme.
Comme celles de Dieu, les voies de Rosalía restent impénétrables. Avec au moins cet avantage de ne pas avoir besoin de croire pour y céder. Frissons garantis.