Nevermind a 30 ans: 1991, année indie
Il y a 30 ans, Nirvana sortait Nevermind. Au-delà de son impact sur l’Histoire du rock, le succès phénoménal de l’album ouvrira une (courte) période durant laquelle la musique alternative deviendra tout à coup mainstream. Décryptage.
Personne ne l’avait vu venir. Cette semaine-là, alors qu’il trônait depuis un mois au sommet des ventes aux États-Unis, Michael Jackson est débouté du podium. Quand le Billboard publie son classement hebdomadaire, le 11 janvier 1992, Dangerous a dévissé à la sixième place. Ébaubis, les fans de Bambi. Stupéfaits même. Car le Roi de la pop ne s’est pas fait déboulonner par un rival direct, type Prince ou Madonna. Mais par un trio de blancs-becs, sortis d’à peu près nulle part.
Le disque de Nirvana est baptisé Nevermind -en gros, Peu importe. L’automne précédent, le single Smells Like Teen Spirit avait déjà allumé la mèche. Même si personne n’est vraiment certain d’avoir compris les mots braillés par le chanteur blond – « A mulatto/An albino/A mosquito/My libido »… Trente ans plus tard, ce n’est pas beaucoup plus clair. L’effet, pourtant, est toujours garanti. Mieux: malgré le retentissement du morceau devenu entre-temps quasi hymne de stade, le sentiment de dégoût -de soi, des autres, du monde en général- qu’il véhicule, demeure intact. Comment Kurt Cobain, et ses deux acolytes Kris Novoselic et Dave Grohl, ont-ils bien pu faire?
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Pour beaucoup, Nevermind et la scène grunge qui l’accompagne représentent la dernière « émeute rock ». Pourtant, si Nirvana amène une révolution, elle n’est pas musicale. Comme l’écrit le critique Simon Reynolds dans Retromania, « le grunge était basé sur le rock heavy du début des seventies et le punk-rock de la fin des seventies. Mais il « sonnait » novateur parce que ce son n’avait jamais vraiment eu de présence dans le mainstream. » De fait, le triomphe inattendu de Nirvana va ouvrir une brèche. Toute une génération d’outsiders va s’y engouffrer.
La rébellion indé
L’histoire est connue. À la fin des années 80, Nirvana publie un premier album, sur le petit label Sub Pop. Intitulé Bleach, enregistré pour à peine plus de 600 dollars, le disque trouve un premier public. Mais le groupe est vite frustré par le manque de soutien de sa maison de disques. La débrouille punk, c’est bien. Mais elle peut aussi vite devenir un frein. Sur les conseils de Sonic Youth, Nirvana finit donc par signer chez DGC records, filiale de Geffen bientôt revendue à Universal.
Nevermind sort le 24 septembre 1991. En quelques semaines, il va balayer les dernières traces des eighties. Le monde lui-même est en train de virer: le rideau de fer est tombé, Nelson Mandela est libre, Margaret Thatcher a fini par quitter le 10 Downing Street, et la guerre du Golfe n’aura pas duré plus d’un mois. Avec Nevermind, la pop change pareillement de visage. Fini les paillettes et les artifices des années 80. Nirvana sonne la charge, revendiquant l’authenticité de ses humeurs rageuses. « Les chansons purulentes de Nirvana rendent visible la fatuité de l’Amérique, de l’Occident du début des années 90, il ne s’agit pas de reproduire les boursouflures du spectacle, mais de rendre visible sa sclérose », écrit Benoît Sabatier dans Nous sommes jeunes, nous sommes fiers.
Malgré, ou à cause de ce programme offensif, Nevermind provoque un raz-de-marée. Pourtant, il ne vient pas de nulle part. Depuis plus de dix ans, une scène hardcore a semé les graines d’une alternative aux grosses cylindrées de l’industrie. Elle est notamment soutenue par le réseau des college radios, dont l’influence grandit toujours plus au cours des années 80. Dans Alternative Nation, l’anthologie consacrée à la scène indé américaine, paru ces jours-ci (1), Jean-Marie Pottier écrit par exemple: « Elles sont devenues à la fois la chambre d’écho et le centre de formation du rock alternatif, au point que le médium, la station, et le message, le genre, finissent par fusionner. « En ce moment, les radios universitaires sont les sauveuses du rock’n’roll en Amérique », assure Mike Mills de REM en 1985.«
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Soniquement parlant, les auteurs de Murmur, sorti trois ans plus tôt, n’ont pourtant pas grand-chose à voir avec les assauts punk rock des Dead Kennedys ou Black Flag. Mais comme eux, ils se situent à la marge du rock mainstream. Petit à petit, ce circuit parallèle va prendre une telle importance que le hit-parade US va se sentir obligé d’en tenir compte. En septembre 1988, le Billboard crée un classement reflétant les 40 titres les plus joués sur les radios alternatives. Peut-être plus fondamental encore, il change sa méthode de calcul au début des années 90. Au lieu de se baser sur les déclarations parfois « approximatives » des radios et disquaires, il introduit une nouvelle technologie, le Broadcast Data Systems, qui va pouvoir tracer plus fidèlement la popularité des morceaux.
À l’ombre du grand spectacle des stars planétaires, c’est toute une scène qui bouillonne. Au point que Perry Farrell, le leader des Jane’s Addiction, imagine lancer un tout nouveau festival itinérant. Le 18 juillet 1991, la première édition du Lollapalooza démarre à Phoenix pour se terminer un mois et demi plus tard à Seattle… Alors qu’ils sont en train de finaliser Nevermind, Kurt Cobain et Dave Grohl assistent à la date de Los Angeles. En 2011, Dave Grohl racontera: « On sentait que quelque chose se passait. C’était au début de l’été. À l’automne, la radio, MTV, la musique avaient changé. » De fait, même la toute-puissante MTV s’est alignée. En 1986, bien obligée d’alimenter ce qui est encore un robinet à clips, elle crée le programme 120 Minutes, ancêtre de l’émission Alternative Nation (lancée en 92). Quand le clip de Smells Like Teen Spirit déboule dans les bureaux, Amy Finnerty, l’une des programmatrices, met sa démission dans la balance. « Je comprends que nous diffusions Bobby Brown, Paula Abdul, et Whitesnake. Mais s’il n’y a pas de place pour ça, je ne sais pas ce que je fais ici », argumente la jeune femme, citée par Jean-Marie Pottier. Elle obtiendra gain de cause. La révolution sera télévisée…
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De l’underground à l’overground
Bientôt, chaque major va chercher à obtenir son carton alternatif, et sort le carnet de chèques -qui se souvient des Royal Trux, signés pour un million de dollars par Virgin? Les maîtres bruitistes de My Bloody Valentine obtiennent, eux, un deal avec Island, pour un montant de 250.000 livres sterling. Quelques mois plus tôt, ils ont sorti Loveless. C’est l’un des autres chefs-d’oeuvre d’une année 1991 qui les enchaîne. Et pas seulement dans le créneau rock stricto sensu. Le même jour que Nevermind, sortent l’escapade house de Primal Scream avec Screamadelica, le futur bestseller Blood Sugar Sex Magik des Red Hot Chili Peppers, ou encore le classique rap The Low End Theory de A Tribe Called Quest. Toujours en 1991, REM devient énorme avec Out of Time, dopé par le tube Losing My Religion. Même les Pixies se mettent à vendre avec Trompe le Monde. On le voit, il s’agit moins du triomphe d’un genre (le grunge, porté également par Pearl Jam ou les Smashing Pumpkins, qui publient eux aussi leur premier album cette année-là) que d’un nouvel état d’esprit. Il traverse les territoires (en France, la scène alternative portée par des groupes comme la Mano Negra rameute les foules) et les styles. Au printemps, les Anglais de Massive Attack ont sorti l’insubmersible Blue Lines, poussés notamment par Neneh Cherry, ex-punk qui a obtenu un hit planétaire avec Buffalo Stance.
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Toutes ces propositions originales ne remplacent pas totalement les produits plus formatés. Mais, comme l’écrit Benoît Sabatier, « Nirvana, après le règne mainstream des années 80, ouvre la voie à l’overground », celle d’« artistes à l’image pointue, enregistrant des albums réputés exigeants », mais qui « obtiennent des succès de masse ». Dans les années qui vont suivre, déboulera ainsi une nouvelle génération de stars indés: de Beck (le tube Loser en 1994) à Björk (son Debut la même année), en passant par Radiohead, Jeff Buckley, Portishead, PJ Harvey, Blur, Pulp, Daft Punk, etc.
Cette vague « overground » tiendra un peu moins de dix ans. Quand elle rentre dans le rang, repoussée à la marge, notamment par la mode des boys band, Cobain a déjà quitté la scène depuis un moment. En avril 94, le héros grunge s’est suicidé, piégé par ses addictions et les contradictions d’un succès XXL qui l’a dépassé. Lui qui pensait miner de l’intérieur l’ogre capitaliste -la grande « Goinfrerie », comme il l’écrit dans ses carnets- a fini par se faire dévorer.
Trente ans après Nevermind, on trouvera difficilement l’équivalent d’une telle secousse. Dans son bilan des années 2010, le webzine Pitchfork analysait comment, au cours de la décennie écoulée, le rock indie n’avait cessé de lorgner toujours plus la pop, tandis que la pop elle-même innovait en se libérant des carcans de l’industrie. Aujourd’hui, quand il s’agit de citer un successeur de Kurt Cobain, il n’est ainsi pas rare d’entendre cité le nom de Billie Eilish. Pour l’instantanéité de son succès, ou l’effet qu’elle provoque chez les ados, comme l’avait par exemple clamé Dave Grohl, après avoir vu l’un de ses concerts avec sa fille. Peut-être aussi pour la noirceur de ses paroles et de son look. Au niveau de la fureur musicale, par contre, ce n’est pas faire preuve de nostalgie que de trouver Bad Guy moins frontal que le déchaînement d’In Bloom ou Lithium. Smells like millenial spirit…
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(1) Alternative Nation, de Jean-Marie Pottier, éditions Le mot et le reste.
Le 24 août dernier, les médias américains annonçaient la nouvelle: Spencer Elden poursuivait Nirvana en justice. En cause, la pochette iconique de Nevermind, pour laquelle Elden a « posé » il y a 30 ans. Le bébé, attiré par un billet d’un dollar accroché à un hameçon, c’est lui… Elden avait alors quatre mois. Aujourd’hui, il réclame quelque 150 000 dollars de dommages et intérêt, citant une quinzaine de personnes -dont le photographe Kirk Weddle, les membres survivants de Nirvana, Dave Grohl et Krist Novoselic, ou encore Courtney Love, la veuve de Kurt Cobain. Spencer Elden dénonce le fait que ses parents n’ont jamais signé officiellement d’autorisation pour l’exploitation de son image -à l’époque, ils sont payés quelque 200 dollars pour le cliché. Surtout, il souligne le caractère pédopornographique de la pochette. « L’enfant pose de manière sexuellement provocante dans le but de faire gagner en notoriété le groupe, augmenter ses ventes et attirer l’attention médiatique », a souligné notamment son avocat. Certains y verront un symbole du « juridisme » américain, voire du « révisionnisme » culturel de l’époque. D’autres ne manqueront d’y voir l’appât du gain -venant du principal sujet d’une image qui, comble de l’ironie, entendait justement dénoncer le capitalisme… D’autant que Spencer Elden n’a pas été toujours aussi critique, rejouant à plusieurs reprises la scène au fil des ans, se faisant même tatouer le mot « Nevermind » sur la poitrine. Il y a cinq ans, le jeune homme confiait pourtant une première fois sa lassitude et sa frustration par rapport au manque de reconnaissance.
En la matière, l’exemple de Nevermind est loin d’être unique. En 2012, par exemple, David Fox a menacé de poursuivre en justice le groupe Placebo, lui reprochant l’utilisation de sa photo, pour la pochette de leur premier album, sorti en 1996. Fox avait alors 12 ans. Il affirmera avoir subi pendant des années les railleries de ses camarades. Finalement, il ne déposera jamais plainte, apparaissant même dans le jeu télévisé musical, Never Mind the Buzzcocks. Les Red Hot Chili Peppers, par contre, devront passer à la caisse. En cause, l’artwork de leur album Mother’s Milk, sorti en 1989, sur lequel les membres du groupe se retrouvent en miniature, dans les bras d’une femme à la poitrine dénudée. Sur la pochette officielle, les seins de Dawn Alane sont cachés par le chanteur Anthony Kiedis et une rose. Mais une série d’affiches seront imprimées, le torse nu. « Bien sûr, raconte Kiedis dans son autobiographie, le modèle a appris l’existence des posters et nous a fait un procès. Elle a gagné 50.000 dollars, un gros dédommagement à l’époque. » D’autres exemples? Pour l’album Contra (2010), Vampire Weekend devra également passer un accord financier avec Ann Kirsten Kennis pour avoir exploité son image tirée d’un polaroid, pris en 1983; tandis que la chanteuse Dido devra s’arranger avec l’astronaute Bruce McCandless II, qui ne s’attendait à se retrouver sur la pochette de son album Safe Trip Home. Quand bien même on aurait eu du mal à le reconnaître, planqué sous sa combinaison, perdu au milieu de l’espace…
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