Deux heures au téléphone avec Kevin Shields de My Bloody Valentine

My Bloody Valentine, l'autre mur du son... © PAUL RIDER
Julien Broquet
Julien Broquet Journaliste musique et télé

Alors que My Bloody Valentine réédite toute sa discographie et l’a mise à disposition sur les plateformes de streaming, Kevin Shields parle de limitations sonores ridicules, d’un monde en grand bouleversement et de perfectionnisme mais pas vraiment.

Il a composé pour Sofia Coppola et son Lost in Translation, collaboré avec Yo La Tengo, Spacemen 3, The Go! Team et The Pastels, joué de la guitare pour Primal Scream et enregistré avec Patti Smith un album hommage au photographe Robert Mapplethorpe. Kevin Shields est aussi, surtout, le cerveau de My Bloody Valentine. Pionnier du shoegaze et groupe majeur de la scène indépendante britannique. À la fin des années 80 et au début des années 90, MBV s’est illustré avec son travail extrême sur la matière sonore et s’est créé un univers inimitable fondant le bruit et les mélodies dans un irrésistible magma. Résumé de deux heures au téléphone avec l’homme le plus bruyant de la campagne irlandaise.

Quand et pourquoi avoir décidé de rééditer sur Domino ces trois albums et vos quatre EP sortis chez Creation?

Notre back catalogue n’était plus vraiment disponible depuis un bout de temps. Les CD étaient distribués par Sony jusqu’en 2019 mais les vinyles n’ont jamais été réellement accessibles à grande échelle. Notre album m b v ne s’est même jamais retrouvé sur les plateformes de streaming. On ne le proposait que sur notre site web et quelques revendeurs indépendants nous l’achetaient pour le vendre à des magasins. C’était intéressant mais on voulait que ce soit moins compliqué de se procurer nos disques. On a profité de l’opportunité pour améliorer un peu l’artwork.

La pochette de votre premier album Isn’t Anything évoque quelque part la vision d’un nourrisson sortant du ventre de sa mère. Ça colle à votre son…

Je comprends ce que tu veux dire. D’autant que les nouveaux-nés ne nous voient pas comme on l’imagine. À la naissance, dans sa perception, le bébé n’a pas le sens de la séparation. Tout ne fait qu’un. Et il y a quelque chose de ça évidemment dans notre musique.

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Surtout sur Loveless. Quel regard jettes-tu sur cet album 30 ans après sa sortie?

Je ne sais pas. J’ai le sentiment que j’avais raison à l’époque. Je ne veux pas réenregistrer un disque comme celui-là. Mais ce que je m’étais autorisé, c’était de faire confiance à mon intuition. Quand tu ne réfléchis pas et ne vérifie pas tout deux fois, quand tu ne te poses pas trop de questions, quand tu n’utilises pas ton cerveau mais ton feeling, tout ce que tu entreprends fonctionne. Tu ne regardes pas dans le rétroviseur des années plus tard en te disant: merde j’étais à côté de la plaque. C’est plus grand que ça. C’est intemporel. Ce que j’essaie de dire, c’est que mes intuitions, mes sentiments, existent hors du temps, je crois. Et donc que tout est quelque part à sa place. Comme je pensais que c’était juste à l’époque et que je sais pourquoi je l’ai fait, peu importe combien de temps a passé, c’est toujours le cas.

On te présente quand même souvent comme un perfectionniste?

Je n’en suis pas vraiment un. Pour que ce soit le cas, j’aurais besoin des ressources financières d’un Paul McCartney. Je devrais être un des musiciens les plus riches de la planète. Là, je pourrais éventuellement être un perfectionniste. Je fais juste de mon mieux. Tout le temps. Quand on a pressé les vinyles de Loveless et Isn’t Anything, plutôt que d’utiliser une seule usine, on en a essayé trois parce qu’on s’est rendu compte que le son, pour diverses raisons, était différent. Les gens peuvent considérer ça comme du perfectionnisme. Moi, ce que je vois, c’est qu’il y a beaucoup d’usines de pressage dans le monde et qu’on en a essayé que trois…

Vous avez aussi utilisé plus de 20 studios!

Un tas de raisons l’expliquent. Parfois, c’était simplement une question de calendrier. Mais certains posaient problème. C’était une époque assez particulière. Il y avait énormément de studios en ce temps-là au Royaume-Uni. Des studios milieu de gamme possédaient de très bons équipements professionnels. Le milieu des années 80 avait été marqué par un boom dans la construction et l’aménagement de lieux d’enregistrement. Fin 80, début 90, Londres en était truffée. Le marché du CD générait beaucoup d’argent. Par contre, ces studios rencontraient des problèmes de maintenance. On a fait face à des situations pas possibles. Dans l’un d’entre eux, on avait droit à des bruits parasites dès que je touchais ma guitare. Alan Moulder, l’ingénieur du son avec lequel je travaillais, devait enregistrer en m’aspergeant d’eau. Je me retrouvais avec une piscine à mes pieds à chaque fois que je finissais un morceau. Quand tu te retrouves dans un endroit pareil, tu te dis que c’est intéressant mais que tu dois bouger. J’en ai plein des pareilles. On a débarqué dans le studio d’un mec des années 60. Il avait été dans le business. Il avait un tas d’histoires à raconter. Il avait décidé que ce serait cool s’il pouvait rester dans le studio pendant qu’on enregistrait. On lui a dit que ça ne serait pas possible et il s’est fâché. Ça a l’air ridicule comme ça mais on a eu un tas d’emmerdes de ce genre. Un autre studio appartenait à un Sir, un type anobli par la reine. Son meilleur ami était Phil Collins. Et donc tu avais des photos de Phil Collins partout. C’était assez perturbant. On avait prévenu qu’on voulait travailler la nuit. De 10 h du soir à 10 h du matin. Un jour, à midi, je venais de me coucher, le mec du studio frappe à la porte. Vous devez vous lever. Vous devez aller bosser. La femme de notre ingénieur veut le quitter s’il continue de découcher…

Kevin Shields, artiste jusqu'au-boutiste.
Kevin Shields, artiste jusqu’au-boutiste.© FENDER

C’est complètement surréaliste…

Je pourrais continuer encore et encore. On était dans un gros studio qui appartenait à Pink Floyd pour enregistrer les voix. Le manager avait un contrat avec une société de nettoyage et elle a refusé d’aménager son organisation. On devait négocier tous les jours avec les femmes de ménage pour qu’elles ne donnent pas de coups dans la porte quand on chantait. On a fini par se casser. Ce n’était pas une ambiance très professionnelle. Je savais que j’avais un bon disque et je savais ce que je faisais. Mais les circonstances n’étaient pas vraiment favorables. Donc, je me suis dit: je ne vais pas me fâcher. Je ne vais pas stresser. On a tout fait dans une atmosphère positive. Et quand le vent tournait, j’arrêtais de travailler. Quand ça n’allait pas comme je le voulais, j’allumais la télé, je commandais à bouffer et on passait la nuit à discuter. C’était comme si je pouvais voir le futur. J’entendais le disque terminé et réussi. Je ne devais pas me laisser atteindre et gagner par de mauvaises ondes. Grosso modo, je devais m’en foutre. C’est pour ça que tout a pris tant de temps. J’ai un très faible seuil de résistance aux conneries.

Qu’est-ce que vous recherchiez en matière de son?

On avait eu l’opportunité de signer de beaux contrats avec pas mal d’argent à la clé mais on avait décidé de bosser avec Creation car on voulait garder le contrôle artistique total. À l’époque, il était courant pour les maisons de disques de se montrer très interventionnistes. C’est moins le cas maintenant. Bref. Ça aurait pu sonner comme un disque de 1972. Parce qu’on utilisait le même matos que dans ces années-là. L’équipement des sixties. Mais on l’approchait autrement. On aimait le hip-hop. On était branchés par certains sentiments et rythmes qui venaient de ce genre de musique. J’aimais beaucoup Public Enemy et j’appréciais aussi énormément De La Soul au moment d’enregistrer Loveless. D’ailleurs, il y a quelques beats du disque que tu peux rattacher à De La Soul. Ce sont vraiment les mêmes.

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Dans Isn’t Anything, on retrouvait davantage un lien de parenté avec Dinosaur Jr. et Sonic Youth…

Je vois des similitudes entre Dinosaur Jr. et Public Enemy en termes de production. C’est assez sec. Dans les années 80, la production musicale utilisait beaucoup de reverb, d’effets. Un truc ample, stéréo. Dinosaur Jr., c’est super rough. Le son et l’attitude me parlent. C’est le même avec Public Enemy. Il y avait plus de reverb sur le premier album mais la production des deuxième et troisième est incroyable. C’était très moderne pour moi. Puissant, énergisant. Avec Isn’t Anything, je ne voulais pas du tout de cette approche années 80 de faire de la musique. Je voulais donner l’impression que ça sortait d’un ghetto-blaster. Trouve-t-en un bon, fais péter le son et mets-toi à 50 centimètres. C’est comme ça que ce disque sonne le mieux.

C’était quoi l’idée de m b v (2013)?

J’ai commencé à bosser sur notre troisième album en 1996 avec un ingénieur pendant environ six mois. J’expérimentais avec les rythmes, programmais des boucles, commençais à enregistrer des idées. À un moment, je n’ai plus pu me le permettre. Le label, Island, a coupé les cordons de la bourse. Je n’étais pas en colère. Il avait été réglo. Il avait des règles qu’il devait appliquer à tous. Il y a eu la parenthèse Primal Scream. Du mixage pour divers groupes. Et j’ai réalisé que ce que j’avais fait en 1996-97 était meilleur que ce que je pensais. Ça partait de l’idée qu’on arrivait à la fin des choses. Que beaucoup de trucs qu’on croyait acquis changeaient drastiquement. Ce n’est pas une histoire de climat, d’injustice sociale, de coronavirus. C’est un sentiment, une humeur. Ça raconte le fait qu’on est tous sur cette planète dans une phase de notre existence qui implique des changements fondamentaux. On n’a pas le choix. C’est comme devenir adolescent. Être ado est stressant pour beaucoup d’enfants. C’est une période étrange de ta vie. Ton corps change. Ça peut être traumatique mais c’est naturel. Ce n’est pas un album négatif mais un commentaire sur notre époque. Le changement va arriver et rien ne peut l’arrêter. On vit un moment exceptionnel de l’Histoire. On se rend compte de ce qui se passe mais ça ne dépend plus de nous. Les scientifiques et dirigeants peuvent fantasmer qu’ils contrôlent l’environnement ou vont le faire. Il y a de bonnes idées. Mais le fait est qu’on ne sait pas tant de choses qu’on le pense… On ne sait pas tout à fait comment le cerveau et la conscience fonctionnent. On te parle de transhumanisme et on a découvert seulement récemment l’un des organes les plus importants du corps humain…

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Vous êtes réputés pour le volume sonore élevé auquel vous jouez. Votre concert du Pukkelpop en 2009 fut une épreuve carrément physique…

Durant cette tournée, nous avions décidé d’expérimenter avec le volume. Ça avait été une expérience amusante. On avait poussé le truc à la limite. Mais on a réalisé à un moment que c’était une question de temps avant que quelqu’un n’en meure. Je suis sérieux. Les buildings se fissuraient. La moitié des bâtiments où on a joué ont été endommagés. Pas des problèmes sérieux aux structures et fondations qui nécessitaient des centaines de milliers de livres de travaux. Mais beaucoup de dommages superficiels. Des briques et du plâtre qui tombaient. La première fois que c’est arrivé, au Forum à Londres en 1991, les gens pensaient qu’il s’agissait d’effets spéciaux. Plus tard quelques spectateurs ont aussi été heurtés par des lumières. »

Avec quels risques pour leur audition?

« J’ai beaucoup potassé le sujet et j’ai discuté avec quelques-uns des plus grands spécialistes au monde. Je pense que seuls Pete Townshend et George Martin en Angleterre ont été aussi loin que moi sur la question pour l’instant. On partage des informations, d’ailleurs. Toute musique, tout son, de plus de 85 décibels sur une longue durée peut être dangereux et peut endommager tes oreilles. Le truc, c’est que la vraie musique jouée par de vrais gens est bruyante. Qu’on parle d’un orchestre ou même d’un simple piano. Prends une guitare acoustique, pour la personne qui en joue, ça doit être 115 décibels ou plus. La réalité est bruyante. Un bébé pleure à 122 décibels. C’est normal. C’est son seul moyen de se faire entendre. Enfin bref, tu peux contrôler ce que tu veux, fixer la limite à 95, si le public décide de chanter, il sera au moins à 110. Et je ne parle même pas des applaudissements. Il y a une réponse magique au problème: les bouchons. Les gens les plus restrictifs quant au volume n’ont pas vraiment de connaissance scientifique en la matière. On vit sur une planète où la stupidité et les pseudo-sciences sont devenues les maîtres du monde. La vraie science, on n’en parle pas. Très peu. Je crois dans le volume et les expériences extrêmes. Mais je pense aussi que les gens doivent pouvoir se protéger. On fournit des bouchons gratuitement lors de nos tournées…

La suite pour vous?

On bosse sur un nouvel album. C’est le truc sur lequel on se concentre. J’espère, si tout se passe bien, sortir de la nouvelle musique dans les deux ans. J’y travaille depuis un bail mais j’ai remarqué que je n’avais pas un don naturel pour la gestion du temps. J’ai l’équivalent de deux disques. Je pourrais mettre des années à en terminer un comme le boucler en trois ou quatre mois.

Rééditions Ep’s 1988-1991, Isn’t Anything, Loveless, m b v, distribué par Domino.

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