Musique et gestion de patrimoine: le retour des morts-vivants

Le catalogue discographique d'une star est comme un vaccin: il est fait pour être répandu et, in fine, susciter du cash. Y compris après la mort du protagoniste. © DR
Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Les récents albums posthumes de Bashung, Maurane ou Johnny s’inscrivent dans le désir des ayants droit tout-puissants, ou presque. Mais la tradition familiale de gestion des inédits -parfois relatifs- de la star morte remonte au moins au cas d’école Jimi Hendrix.

Vingt-six mars 2004, Colombes, banlieue parisienne. Alain Bashung fait sa Tournée des grands espaces via un répertoire dense et cinématographique. Des écrans racontent le cheminement des chansons: la Chine, le Mexique ou Venise. Ils projettent aussi des images du couple que forme Alain avec sa nouvelle femme-égérie Chloé Mons. Celle-ci se matérialise dans la seconde partie du spectacle pour Le Cantique des cantiques, pièce tirée de la Bible, déclaration d’amour d’un autre temps, sortie en CD fin 2002, à la même époque que L’Imprudence. Après le concert, Bashung parle de Chloé: « On voulait se marier, mais on ne pouvait pas le faire religieusement parce que j’ai divorcé plusieurs fois et que Chloé n’est pas baptisée… Le curé du village nous a dit qu’il ne pouvait pas nous bénir officiellement, mais qu’on pouvait dire un texte avec un peu de musique. Chloé et moi avons eu envie de dire ce poème d’amour de l’Ancien Testament. J’ai une histoire très importante avec une femme et je me suis dit: « Vivons-la jusqu’au bout, vivons ça ensemble. » On en a fait un disque un peu par hasard et là, j’ai eu envie d’amener Chloé en tournée. » Ce qui se fera aussi sous des grincements de dents et un scepticisme sur la place « de la femme du patron »: Chloé n’a pas le talent magnétique d’Alain. La suite, on la connaît: Bashung lutte bravement contre un cancer qui l’emporte au printemps 2009.

Chloé Mons (à gauche) et Edith Fambuena, à la manoeuvre du
Chloé Mons (à gauche) et Edith Fambuena, à la manoeuvre du « dernier » album de Bashung.© LP/Frédéric Dugit

Au nom du père

Et puis, fin novembre 2018, paraît un album titré En amont, onze morceaux à l’état de « maquettes en friche » enregistrés par le chanteur autour des sessions de Bleu pétrole sorti en 2008. Écartés du choix final, ils sont pour la plupart en configuration guitare-voix. Le tout est repris en main par la productrice Édith Fambuena, qui livre à Libération le sens de sa mission: « Gaëtan Roussel, d’autres aussi, je ne sais pas, ont refusé de travailler sur les bandes. Quant à moi, j’ai fini par me dire « Trouve une seule bonne raison de refuser ». (….) Et puis, je me suis souvenue qu’au moment de Fantaisie militaire (où Fambuena participe à l’enregistrement avec Les Valentins, NDLR) , Bashung nous avait demandé de le trahir. Si la manière dont je l’avais trahi à l’époque lui avait plu, je pouvais peut-être encore faire quelque chose aujourd’hui. » La « trahison » de Fambuena n’en est évidemment pas une et En amont sonne comme un album qualitatif et inspiré, même s’il y manque l’un de ses cinglants sommets artistiques préalablement atteints. À la manoeuvre générale, la veuve Chloé Mons. Unique ayant droit, elle a fouillé les archives privées de son mari et convaincu le label de l’opération. Au Parisien , Mons déclare: « On n’a pas trahi, on a fait notre devoir. Pour moi, c’est un nouvel album d’Alain et ce sera le dernier. Il y a encore de la musique inédite, mais pour des bonus, sur des rééditions et des coffrets ». Tout n’est pas si rose: le fils d’un premier mariage, Arthur, 34 ans, une décennie plus tard, n’a strictement rien hérité d’Alain, pas même les enregistrements que père et fils avaient réalisés ensemble. Cela fait évidemment écho avec une autre affaire, plus médiatisée: la succession Hallyday. Là aussi, on parle d' »homme influençable » et d’un album posthume. Mon pays c’est l’amour, sorti en octobre 2018, porte en tout cas mal son titre eu égard aux relations entre l’ayant droit -l’épouse Laeticia- et les deux enfants biologiques de Johnny, Laura et David. Ce dernier, trouvant « inconvenant de livrer au public sous le nom de Johnny Hallyday une oeuvre qui ne serait pas intégralement de lui ». Dans l’actuel mic-mac judiciaire (qui fait vendre), on peut comprendre le fils, collaborateur du pater, notamment sur l’album Sang pour sang en 1999, énorme succès dont il a composé toutes les musiques et assumé la coproduction artistique. L’idée d’imaginer Laeticia en régie studio peut légitimement lui donner un début de grippe.

Après les sixties

Le catalogue discographique d’une star est comme un vaccin: il est fait pour être répandu et, in fine, susciter du cash. Y compris après la mort du protagoniste qui -c’est classique- stimule systématiquement les ventes: citons les prototypes Presley ou les plus récents disparus Michael Jackson et Prince. Difficile de trouver les gestionnaires des premiers morts fameux, comme Buddy Holly (1936-1959), et puis la mémoire met parfois très longtemps à trouver sa place publique. Ce n’est qu’en 2007 que la veuve d’Otis Redding (1941-1967) a créé une fondation chargée d’attribuer des bourses aux jeunes talents. De fait, il faut attendre l’épidémie d’overdoses historiques du début des seventies pour que le propos déborde davantage la sphère privée, créant d’éventuelles controverses. Il y a l’héritage de Janis Joplin -géré par ses jeunes frère et soeur, Michael et Laura- incluant non seulement des ressorties discographiques mais aussi des événements multiples comme la production Broadway de 2013 A Night with Janis Joplin. Il y a aussi la disparition de Jim Morrison (1943-1971) où la compagne Pamela Courson, légataire de la fortune et des droits du chanteur des Doors, a la mauvaise idée de mourir assez vite d’overdose, en 1974. Ce qui laisse les parents de Jim débattre légalement avec ceux de Pamela: pour le public, c’est moins une affaire de sous que de Doors continuant à se produire sous leur patronyme, en l’absence du chanteur-symbole. Parce que « l’héritage » de la vedette se fait aussi par la gestion mémorielle, plus diffuse et romancée que celle d’un catalogue discographique. Si Jimi Hendrix (1942-1970) constitue un aussi joli cas d’école, c’est parce qu’il possède le plus vaste étalage post-mortem des stars sixties: une soixantaine d’albums, dont, il est vrai, une part du lion du côté des live et compilations en tous genres. N’empêche qu’Hendrix Experience LLC, société créée en 1995 par Janie, demi-soeur adoptée de Jimi, et son neveu Robert Hendrix, a elle-même produit une douzaine de disques. Une large part explorant les 1 500 heures de jams plus ou moins inspirées, enregistrées dans les deux dernières années de la vie du Voodoo Child. C’est beaucoup. C’est sans doute trop.

John et Yoko: parfois le sentimental domine le commerce.
John et Yoko: parfois le sentimental domine le commerce.© DR

Cadavres exquis

Cas de figure extrême: la prolongation charnelle de la star morte. Difficile de ne pas mettre Mary Guibert dans cette sous-catégorie de fluides. Cette dernière a perdu prématurément un mari et un fils d’un considérable talent: Tim Buckley est mort en 1975 à 28 ans d’overdose et Jeff s’est noyé dans le Mississippi en 1997 à l’âge de 30 ans. Lorsqu’on la rencontre à l’automne 2002 à l’occasion d’une double sortie d’inédits -ou presque- du fiston(1), cette blonde américaine aux racines panaméennes alors quinqua ne cache rien de son chagrin. Luttant avec le désir de perpétuer l’oeuvre du fils, celle du mari n’étant pas de son ressort légal: « Parler de Jeff, par exemple à l’occasion de la sortie de ces disques, est comme une expérience en dehors du corps. Je dois parvenir à me détacher de mon récit, sinon je serais constamment occupée à pleurer. (…) Et je ne peux toujours pas croire que la Terre est vraiment achevée sans Jeff. Ce que je fais, me semble être la meilleure thérapie. (…) Columbia dispose encore de six heures et demie d’enregistrements inédits live, dont une version de 20 minutes d’un titre de Nusrat Fateh Ali Khan chanté par Jeff, dans un ourdou parfait!« . Qu’on attend toujours dans un paysage de rééditions volontiers confus. L’autre femme qui aura géré l’héritage tout près du corps, c’est Yoko Ono bien sûr. Intense compagne artistique de John Lennon depuis leur rencontre londonienne en 1966, Yoko n’a pas seulement noyauté les dernières années des Beatles -fissurant leur unité consanguine originelle- mais a largement enregistré avec John. Les trois albums expérimentaux de 1968-1969, dont le Two Virgins et sa pochette du couple en Adam et Ève, le premier vrai solo de l’Anglais, John Lennon/Pastic Ono Band paru fin 1970 et une poignée d’autres encore. Lorsque paraît le 17 novembre 1980 Double Fantasy, annoncé comme le grand retour de Lennon, la fusion des deux est telle que l’album est également attribué à John et Yoko. Le meurtre sur un trottoir new-yorkais de l’ex-Beatles, trois semaines plus tard, éteindra leur futur terrestre commun, laissant Yoko gérer le legs Lennon dont elle n’abusera pas au rayon discographique. Hormis les inévitables live et compilations, seuls deux albums posthumes « nouveaux » sont parus en pratiquement quatre décennies: Milk and Honey (1984) et Menlove Ave. (1986), titré selon l’avenue où John enfant résidait à Liverpool. Parce qu’au final, le sentimental domine parfois le commerce. On pense à Ashley Welsh, la soeur d’Elliott Smith (1969-2003), qui organise des tributes au frère suicidé dont elle vend en 2009 la bagnole sans glamour -une VW Passat- pour en verser les recettes de 4.000 dollars à une organisation texane qui traite de santé mentale. On peut considérer cela plus classe que le retour des morts-vivants via la 3D, par exemple celui de Tupac Shakur (1971-1996) au festival californien de Coachella, apparaissant en hologramme aux côtés de Dr. Dre et Snoop Dogg. Une fiction -suivie par d’autres- qui ne s’empare plus seulement de la musique du mort mais bien de son corps, porte ouverte à tous les scénarios sujets à la revisitation plus ou moins pertinente de l’Histoire.

(1) The Grace EP’s et l’album Songs To No One 1991-1992.

La voix Maurane

Musique et gestion de patrimoine: le retour des morts-vivants

Sorti le 12 octobre 2018, Maurane Brel a été co-réalisé par Philippe Decock, avec Lou Villafranca, fille de la chanteuse morte le 7 mai dernier. Claviériste et directeur musical de Maurane depuis un bail, Decock cosigne aussi les arrangements de l’album dont l’intégralité des voix provient de maquettes: « Tous les morceaux ont heureusement été maquettés dans d’excellentes conditions techniques à l’ICP, mais dans le cas de Maurane, repartir des démos n’a pas été une première: il lui arrivait régulièrement d’en choisir comme prise(s) définitive(s) pour un album. Parce que son chant est de grande qualité. Là, c’était un peu différent, elle revenait de loin, sa voix revenait de loin (après une opération des cordes vocales, NDLR). Elle ne pouvait pas pousser dans les fioritures, ce qui allait bien avec les morceaux de Brel qui ne demandent pas de grandes envolées. Maurane a donc essentiellement travaillé dans l’émotionnel, tout à fait raccord avec son état d’esprit, plus fragile. À part la prise unique et magique de Ne me quitte pas , les autres titres ont été chantés à trois ou quatre reprises. Erwin Autrique, notre ingénieur du son, a tout enregistré, du premier au dernier mot, ce qu’il faut faire. Parce que parfois en faisant un simple essai de voix, tu peux sortir quelque chose d’incroyable. »

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content