Moderat, électro à taille humaine

Moderat © Flavien Prioreau
Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Toujours électronique, mais de plus en plus pop, le trio Moderat cartonne avec sa techno mélancolique, aussi loin de l’underground que des DJ superstars de l’EDM… La fameuse troisième voie allemande.

Bruxelles, le mois dernier. Tout au bout d’une trop longue journée, Moderat enchaîne les interviews dans le salon d’un hôtel, pas loin de la gare du Midi. L’un des trois intéressés, Sebastian Szary, ne peut masquer un (très) long bâillement, à s’en décrocher la mâchoire. « Sorry… » Pas de souci. D’autant que le trio allemand peut faire valoir des circonstances atténuantes. Partis de Berlin le matin même, Moderat a atterri à Amsterdam, y a enfilé une paire d’interviews, puis fait la route jusque Bruxelles pour en enchaîner une dizaine d’autres -dont celle-ci, la dernière de leur journée marathon. C’est ce qu’on appelle la rançon de la gloire. La preuve: les places pour le concert prévu la semaine prochaine au Cirque royal se sont vendues en quelques minutes. Au point de devoir annoncer une seconde date belge, à l’automne, cette fois à Forest National!

Ce n’est pas complètement une surprise. Cela fait un moment que Sascha Ring, Sebastian Szary et Gernot Bronsert ont fait leur trou sur la scène musicale, têtes de pont de la scène berlinoise. Le premier sous le nom d’Apparat; les deux autres derrière la bannière Modeselektor. Nés tous les trois à l’Est, ils font partie de cette génération pour qui la musique électronique, et la techno en particulier, a servi de bande-son festive à la réunification allemande -« On écoutait Underground Resistance, du hip hop. Mais surtout pas de guitares!, expliquait notamment Bronsert lors d’une précédente rencontre. On ne sortait pas pour aller écouter Nirvana par exemple. On allait au Tresor ou au E-werk (clubs techno berlinois légendaires, NDLR). » Bronsert rencontre ainsi Szary pour la première fois lors de l’une des nombreuses rave acid-house illégales, qui se sont multipliées après la chute du Mur et le chaos qui a suivi.

C’est en 2009 que Ring, Szary et Bronsert joindront leurs forces pour créer le projet porte-manteau Moderat. Ce qui n’était au départ qu’une récréation prendra rapidement une autre dimension. Dès le deuxième album, Moderat confirmera ainsi que le tout est supérieur à la somme des parties. Si en coulisses les choses sont plus complexes, en façade, les rôles sont bien répartis: belle gueule d’ange romantico-mélancolique, Sascha Ring prend le chant à son compte, tandis que Szary l’ombrageux et Bronsert le caustique tabassent les beats derrière leurs machines. Et ça marche. Über-crédible sur la scène électronique, le trio touche bien au-delà des fans de techno -au point par exemple de se retrouver en première partie de Radiohead.

C’est plutôt bien vu. A l’heure où les gamins se rendent de moins en moins en club (lire par exemple la récente enquête du Guardian sur la question), Moderat a su bifurquer pour investir un nouveau circuit. Tout en restant un cas à part. Rien à voir ici avec les hits de kermesse dégueulés à la chaîne par les têtes de gondole de l’EDM (electronic dance music). Au beat bourrin et aux gimmicks à deux notes, Moderat préfère toujours le groove indolent et les mélodies pastel.

Moderat
Moderat© Flavien Prioreau

Le trio se trouve ainsi aujourd’hui à cette place à peu près rêvée: celle d’un groupe populaire mais pas mainstream. Dans les années 90, on aurait encore parlé de « succès indie ». Aujourd’hui, d’aucuns préféreront taxer Moderat de techno pour bobos. Bronsert: « Notre public est très mélangé. L’autre jour, j’ai fait une interview avec un journaliste espagnol. Il trouvait complètement dingue que Moderat puisse plaire à la fois à sa mère et à son neveu de 19 ans… Il faut dire que Sascha est extrêmement beau et sexy » (sourire grinçant). Sascha Ring, justement: « On nous a aussi dit qu’on faisait de la musique électronique pour les gens qui n’aimaient pas les musiques électroniques. OK, d’accord, je veux bien l’entendre. De toutes façons, à partir du moment où la plupart des sons actuels sont électroniques, cela n’a pas beaucoup de sens. »

Alors que Moderat était vu au départ comme un projet parallèle, sa notoriété n’a donc cessé de grandir. Au point d’être aujourd’hui quasi plus important que ses entités de départ. De labo, il est devenu la plus grosse « unité de production » des intéressés -qui, du coup, ont désormais les mains complètement libres pour leurs projets personnels, Apparat et Modeselektor. Bien joué.

Leur nouvel album, toujours aussi sobrement intitulé (III), prolonge l’option prise. A certains égards, Moderat n’a même jamais sonné aussi pop, réfléchissant toujours davantage en termes de chansons. Une question d’âge, ou simplement de trajectoire de vie: en 2014, Sascha Ring a failli laisser une jambe dans un accident de moto. De quoi peut-être inciter le party animal, tête brûlée rock’n’roll, à se poser davantage -voir par exemple le titre Eating The Hooks, où il chante: « I can’t be dead. Meditation, Medication are eating the hooks that tear me… « 

On n’ira pas plus loin dans l’interprétation. Moderat y est rétif -pas de chance pour l’intervieweur… Le trio préfère jouer l’ambiguïté (ses pochettes) ou simplement rester le plus sibyllin possible (ses titres d’albums, I, II et aujourd’hui III). On peut le voir comme une manière de viser au plus large. Ou comme une façon d’évacuer tout message, y compris politique -surtout politique -, de la part de musiciens qui ont grandi dans une Allemagne de l’Est où le moindre geste l’était. Moderat, groupe dégagé de toute opinion? C’est ce qu’il veut faire croire. En toute fin d’entretien, pourtant, Gernot Bronsert se laisse aller à une conclusion toute personnelle. Une petite remarque, balancée le sourire en coin, mais qui, dans une Allemagne bousculée dans ses certitudes « merkeliennes » sur l’accueil des demandeurs d’asile, semble tout sauf innocente…

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Au départ, Moderat se définissait comme un « super-groupe ». Aujourd’hui, c’est une entité en soi. Avec une identité claire? Vous lisez par exemple ce que la presse dit de vous?

Sascha Ring: On essaie d’éviter ça. Quand vous recevez un peu plus d’attention, vous tombez forcément plus facilement sur des gens qui ne sont plus aussi enthousiastes. Et vous n’avez pas forcément envie de lire ça. C’est étrange: vous pouvez avoir 100 bonnes critiques, c’est toujours la mauvaise que vous retenez… Bah, c’est juste qu’on est narcissiques: on veut être aimés par tout le monde. (sourire)

Cette attention complique-t-elle les choses au moment d’imaginer un nouveau disque?

SR: Non, je ne pense pas. Par contre, le fait de vieillir, d’avoir vu des choses, vécu des expériences, oui… A chaque fois, c’est plus compliqué d’être réellement satisfait, de ne pas refaire la même chose… Mais il suffit de se saouler un bon coup et toutes ces considérations disparaissent assez vite. (rires)

Gernot Bronsert: Expliquer la réalisation d’un disque n’est jamais chose facile. Parce c’est un processus qui mélange plein de choses différentes, d’énergies, de passion, de foi…. C’est pour ça que j’aime les interviews comme celle-ci où vous donnez les réponses en même temps que les questions (sourire grinçant). Disons qu’en effet, la tâche devient plus difficile au fil du temps. Mais le résultat est meilleur aussi. Franchement, je n’ai aucune envie de me retrouver dans la situation de tous ces groupes dont le premier album reste le meilleur moment de la carrière…

Comment vous y êtes-vous pris, cette fois-ci?

Sebastian Szary: L’idée principale pour chaque morceau, ainsi que les structures de base, sont venues très rapidement. Mais cette fois-ci, on a voulu prendre davantage de temps pour s’attarder sur les détails, et fignoler calmement, quitte à retarder le planning. Ce qui n’avait pas été possible sur le disque précédent. Même s’il ne faut pas se leurrer: vous avez toujours besoin d’une deadline, une échéance qui vous oblige à tout précipiter! Vous l’attendez même: c’est là que la magie opère, et que tout se met réellement en place.

GB: II a été un album important pour nous, mais il aurait pu bénéficier d’une meilleure finition. Il suivait un long break. Or ce n’est pas toujours simple de retrouver les réflexes après une longue interruption. Du coup, avec celui-ci, on n’avait pas envie de refaire les mêmes erreurs. Assez rapidement après la tournée, on s’est remis au boulot pour rester dans le mouvement. Puis, en concert, on était souvent frustrés de ne pas avoir assez de morceaux. Et comme on aime vraiment beaucoup tourner, il nous fallait du « carburant » supplémentaire, pour éviter aussi que l’on commence à s’emmerder.

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Vous menez une double vie, avec les projets Modeselektor et Apparat. Est-ce si évident à combiner? Comment répartissez-vous les « efforts »?

GB: On a tous réalisé que Moderat a le plus grand impact. Si je poste la pochette d’un nouveau titre sur le compte Facebook de Modeselektor, on aura peut-être 600 likes. Si je fais la même chose avec Moderat, on récoltera trois fois plus de réactions. C’est comme les concerts: la plupart des dates de la prochaine tournée ont été sold out très rapidement… Mais cela ne tombe pas de nulle part. Vous savez ça, cela fait maintenant quinze ans que l’on tourne. C’est marrant parce que je me souviens bien du jour où j’ai réalisé que les Stones jouaient depuis 25 ans: à l’époque, j’avais trouvé ça complètement dingue! On n’en est pas encore là. Mais tout de même: quinze ans, ça compte, surtout dans l’électronique.

Une explication?

GB: Peut-être simplement parce que l’on n’est plus vraiment dans l’électronique. Avec Moderat, on s’est transformé, on a muté pour se rapprocher d’un vrai groupe. Ce que l’on recherchait tous un peu: à un moment, il fallait se tailler du business de la nuit. Ne jamais jouer avant 4 h du matin, au bout d’un moment, ça use. Moderat est devenu un vrai boulot sérieux. (rires)

Il y a de ça, oui?

GB: Bah, vous voyez bien ce que je veux dire… Au fil des années, on a joué dans tellement de clubs, je ne peux même plus les compter. On a donné tellement de shows où le son était merdique, ou été invités dans des plans à moitié foireux. Avec Moderat, on a la chance de pouvoir tourner comme on veut, où on veut, en posant plus ou moins nos conditions… Aujourd’hui, on arrive avec notre propre matériel. On a davantage la main. Comme un vrai groupe.

La pochette de III est à nouveau très accrocheuse et complètement énigmatique. Comment faut-il la comprendre?

Moderat, électro à taille humaine

GB: Comme vous le voulez. Elle peut évoquer plein de choses. L’essentiel est qu’elle soit visuellement catchy. Comme une pub pour Coca-Cola. Ou Nivea. Cela valait également pour la fille qui s’envoie le poing dans sa propre figure (I), ou l’homme qui retire son masque (II)… Ils servent un peu de totem ou d’emblème pour symboliser notre musique, son esthétique, son parfum, ses couleurs… C’est un peu comme le panneau sur l’autoroute qui signale que vous entrez dans la ville: « Bienvenue chez Moderat, have fun! »

En parlant de couleurs et d’humeur, celle de Moderat a souvent l’air de cultiver une certaine mélancolie, très européenne, non?

GB: Ah oui? Personnellement, je n’attribue aucune signification politique, ni origine géographique à notre musique. Elle n’a rien à voir par exemple avec d’éventuels « first world problems ». Elle doit être plus large que ça. C’est même très important pour moi. On a la chance de pouvoir voyager énormément. On a été invités partout. Je ne veux pas vivre avec des barrières en tête… J’ai des enfants. Ils ont grandi sans savoir ce qu’était une frontière, et je n’ai aucune envie qu’ils l’apprennent. A vrai dire, je suis très fan de l’idée que tout le monde puisse circuler partout…

Moderat – III

Parce qu’on s’est habitué à la formule proposée par Moderat, il serait tentant de ne plus voir son originalité. Non pas que les Allemands révolutionnent la musique électronique. Mais au moment où l’EDM semble avoir pris toute la place, les mélancolies de Moderat montrent qu’il existe d’autres voies pop pour la techno que le tabassage mononeuronal ou le refrain de stade de foot. Sur III, le trio pousse donc toujours plus la mélodie en avant -hormis sur Animal Trails, la voix de Sascha Ring est partout. Cultivant les ambiances urbaines de fin de nuit (à la Burial, sur Finder; en lorgnant vers The xx sur The Fool), l’album malaxe le spleen ambiant, avec un certain classicisme qui lui va décidément bien.

DISTRIBUÉ PAR MONKEYTOWN/NEWS. ***

EN CONCERT LE 08/04, AU CIRQUE ROYAL (COMPLET), ET LE 30/09, À FOREST NATIONAL.

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